Quand deux femmes puissantes à l’acmé de leur art se croisent, cela donne ce huis clos à la lumière caravagesque qui nous tient en haleine 2h 30 jusqu’à l’ultime cérémonie sacrificielle, un grand texte doublé d’une mise en scène virtuose.
À rebours de 12 hommes en colère ou un jury masculin cravaté doit se prononcer sur la culpabilité d’un homme qui risque sa tête, Le Firmament présente douze mères de famille aux maternités à répétition issues du peuple dans l’Angleterre de 1759. Elles subissent plus ou moins leur mari et doivent débattre de la pendaison d’une jeune servante suite à un crime atroce sur un enfant de la haute société. La culpabilité ne fait guère de doute mais l’accusée « plaide le ventre ». Une grossesse la ferait échapper à la peine capitale et on réquisitionne un jury féminin pour trancher.
Elles sont venues souvent contre leur gré dans leurs vêtements de tous les jours et s’inquiètent des tâches ménagères qu’elles ont dû abandonner, l’une de son champ de poireaux qu’elle ne pourra pas retourner, l’autre de son petit dernier qui fait ses dents, la troisième de ses lessives et toutes du rapport à leur corps dont la vocation sociale est la reproduction. Ces femmes ordinaires qui n’ont jamais voix au chapitre se retrouvent dans une situation extraordinaire, détentrices d’un pouvoir de vie ou de mort. Seront-elles capables de transcender leurs différences pour aller vers une décision collective ?
La scène d’exposition, une série de tableaux filmés des jurées, est frappante : à l’instar d’un Millet dans L’Angélus ou Les Glaneuses, elle fait le portrait en pied de douze tâches ancillaires, récurer le sol, filer la laine, plumer le faisan, porter l’eau, repasser, coudre un vêtement, baratter le beurre. La caméra finit par zoomer vers le visage de ces servantes domestiques condamnées à répéter inlassablement les mêmes gestes et brusquement, leur regard nous questionne : condamnées à perpétuité au labeur, violées par nos pères, nos frères, battues parfois, trouvez-vous cela juste ?
« Sans viande, sans boisson, sans feu et sans bougie » elles sont reléguées dans une pièce du tribunal sous les huées de la foule qui réclame du sang. Chaque élément du décor est réduit à sa plus simple expression, un aplat à deux dimensions à la Dog ville. On entend le bruit d’une porte s’ouvrir, les clameurs de la foule, symbolisée par un grondement de drone. Bref, c’est la situation qui est mise en avant dans ces rebondissements inattendus, rien ne distrait le spectateur de la tension dramatique qui monte crescendo, le son et la lumière structurent l’espace. Seize comédiens en scène dont treize femmes, leurs déplacements sont chorégraphiés à la virgule près, par Chloé Dabert entre les apartés par petits noyaux et les mouvements par grappes, comme un cœur qui bat et s’affole ; il y a de l’orage dans l’air, on sent que tout peut s’enflammer d’un moment à l’autre tant le système est oppressant, qui fait payer le prix fort aux déviants, de surcroît féminins ; Sally, la meurtrière, est une vraie anarchiste, elle revendique haut et fort sa liberté quoiqu’il en coûte. Malgré la pression qui pèse sur leurs épaules ces femmes vont progressivement passer de l’invective à une certaine complicité dans une communauté de destin, la plus âgée a eu vingt et un enfants, la parole circule sur le plaisir féminin, les humeurs, les suites de couche.
L’écriture de Lucy Kirkwood a quelque chose de gothique ; loin de tout naturalisme elle n’hésite pas à utiliser des anachronismes, sombre, âpre, provocante, à mi-chemin entre le trivial et le surnaturel, dans cette Angleterre baignée de spiritisme religieux. Les crises d’épilepsie sont des transes, Ses didascalies multiplient les chevauchements de répliques sans temps mort, c’en est presque étouffant, un vrai défi pour les acteurs, relevé haut la main.
On regarde au firmament la fameuse comète de Haley qui revient tous les soixante quinze ans et relie les époques entre elles avec le retour des mêmes phénomènes sur terre comme au ciel, haine du peuple envers les plus riches, nationalisme, déterminisme social, patriarcat. On se souvient des paroles d’Anne Sylvestre « S’il vous plaît faites-vous légers, moi je ne peux plus bouger […] quand vous mourriez sous les bombes je vous cherchais en hurlant, me voilà comme une tombe et tout le malheur dedans », l’image finale d’une victime crucifiée soutenue par une pietà communiant avec le ciel est une belle métaphore de cette chanson, qui reste en tête longtemps dans nos cieux à nous dépourvus d’étoiles. Exceptionnel !
Sylvie Boursier
Photo © Victor Tonelli
Le Firmament de Lucy Kirkwood, mise en scène de Chloé Dabert, texte édité chez l’Arche en 2022.
Du 09 au 19 novembre au théâtre Gérard Philippe de Saint-Denis.
Les 10 et 11 janvier 2023 à Bayonne, 25 et 26 janvier Angers, 2 et 3 février Chalon-sur-Saône, 8 et 9 février Caen, 1 et 2 mars Valence.