-Dans votre oeuvre, vous conjuguez le roman social comme Ce que vit le rouge-gorge – roman végan ? -, Sous la neige nos pas, ou La meute des honnêtes gens, par exemple, avec des romans noirs ayant plus à voir avec le dézingage social comme Écoute les cloches ou Péter les boulons, à la langue plus argotique, l’humour féroce, et à la trame résolument radicale. À quoi correspondent ces différences de style, la Laurence Biberfeld de ces deux derniers est-elle en syntonie avec le Vernon Sullivan de Boris Vian?
-Mais moi je n’ai pas de pseudo ! Je parlerais plutôt de registres, l’un étant plutôt de l’ordre de la farce et plus directement politique, et l’autre plus lyrique sans doute, s’approchant plus de la poésie. Le premier est effectivement lié au milieu urbain, mais tout simplement parce que le milieu urbain est quasi exclusivement humain, et donc sert une forme de discussion potentielle d’ordre politique. La poésie, quelle que soit sa forme, est faite pour exprimer, non pour expliquer, montrer ou démontrer. Ce qui explique mes deux registres (ou plus) stylistiques : je change d’outil en essayant d’être au plus près de ce que je veux arriver à faire (faire ressentir ou raconter, démontrer, expliquer). Ce qui ne m’empêche pas de mélanger un peu les deux, car même en ville il y a des moineaux, et même hors ville il y a des humains, qui tiennent beaucoup de place. Et la politique ne concerne évidemment pas que les espaces urbains, tant s’en faut. Tout est politique, nos rapports avec le reste du vivant, ou leur absence, ou leur déni, le sont évidemment. J’ajoute que je ne suis pas vegan, pas plus que les personnages du rouge-gorge, animaux compris. Ce qui m’offusque profondément, ce ne sont pas la mort ni la souffrance, qui font partie de la vie, mais l’industrialisation et la destruction, qui sont la fin de la possibilité même de la vie. Ce que vit le rouge-gorge est une charge contre l’élevage industriel, qui avant de les tuer vole leur vie aux animaux, et de façon plus large le rapport monstrueux de l’homo economicus avec les animaux… et lui-même.
-Vous parlez souvent des Roms dans vos livres, et la vie en caravane ou dans des camps de fortune est également un thème récurrent qu’on retrouve, par exemple, aussi bien dans Les enfants de Lilith, où Sara, la grand-mère tsigane continue à vivre dans une verdine, une roulotte, alors que tous les autres sont logés dans la cité, que dans votre dernier livre: Péter les boulons, où pratiquement le seul moment où la narratrice se repose vraiment, s’arrête, est quand elle se retrouve dans un de ces camps, allongée dans l’herbe, enfin en accord avec elle-même et le monde. On a la sensation que la connaissance que vous avez de ces lieux et de ceux qui les habitent n’est pas superficielle, non plus, par ailleurs, que votre connaissance de la culture et de la langue rom en général. Est-ce le cas ?
-Je n’ai pas de lien personnel particulier avec les Roms. J’ai commencé il y a longtemps à m’intéresser à cette culture parce que c’est la seule civilisation nomade qui nous reste en Europe. Or cette balance entre cultures sédentaires et nomades fait partie, pour moi, d’un équilibre savant de l’humanité qui est aujourd’hui complètement rompu. Les cultures nomades sont stigmatisées un peu partout sur terre, et particulièrement en Europe. Elles auraient beaucoup à apprendre aux cultures sédentaires qui aujourd’hui essaient de les faire disparaître : pour les Tsiganes un autre rapport au temps, une autonomie collective très grande, une solidarité extrême, une indifférence relative au confort et aux biens, etc… La soumission collective par exemple sur laquelle s’appuie la puissance des Etats n’a guère, dans ces cultures, de terreau où prospérer. Ensuite, je voulais écrire sur l’Holocauste, mais pour des raisons d’implication personnelle, je n’avais pas envie de le prendre sous l’angle de la Shoah. Or le seul autre groupe qui ait été exterminé en même temps que les Juifs est celui des Tsiganes, et donc je me suis intéressée aussi au Samudaripen, ou Porraimos. Et du coup c’est devenu une vraie passion, qui dure, puisque l’ethnocide a succédé au génocide, et que cette histoire-là, on le voit bien, est loin d’être terminée. Si bien que Les enfants de Lilith pose le génocide comme l’aboutissement, mais non la fin, d’une longue histoire. Et pour la langue, c’était indispensable de la connaître un peu, c’est l’esprit des gens qui la parlent, la langue, et donc je suis passée par les chansons, les films, mais aussi par des manuels, des dictionnaires, des glossaires et des sites. Pour le reste, je ne me sens pas du tout sédentaire, pas plus que vraiment nomade d’ailleurs. J’ai déménagé une bonne quarantaine de fois, probablement plus, car je n’arrive absolument pas à m’ancrer dans un lieu précis, bien que je puisse m’y attacher et que je les explore tous. Je me sens donc plus proche des Tsiganes, mais je pourrais l’être des Yéniches, des punks en camion ou des zadistes qui bricolent des baraques ingénieuses et périssables. D’expérience, je me suis sentie mieux en caravane qu’en appartement : un tout petit intérieur pour protéger son sommeil, et l’extérieur. Il me semble que l’humain perd beaucoup à se fixer. Il engendre des aliénations en poupées russes, à l’infini.
-Sara, la grand-mère de Les enfants de Lilith, qui a un rôle de conteuse, de chamane et de mère universelle, raconte aux enfants des contes résolument féministes bien éloignés des contes traditionnels. Ses propos aussi sont sans concession, je vous cite : « – Ah, dit la vieille, les Roms ne sont pas différents des gadjé. À tout homme sur cette terre il faut une chevelure de femme pour s’essuyer les pieds, à tout homme il faut un corps de femme pour ne pas sentir la dureté de la terre. (…) Où étiez-vous, vous qui vous sentez si fort juste parce que même le plus petit des hommes a toujours une femme à insulter et frapper ? » Pourquoi avoir choisi une femme rom pour porter cette parole?
-D’abord je dirais que le féminisme qui m’intéresse le plus, avec l’éco-féminisme, est représenté par tous les mouvements intersectionnels, parce qu’ils sont à la croisée de toutes les oppressions, et ont comme défi de ne pas trahir leurs cultures en les faisant évoluer, ce que j’exprime aussi dans la bouche de Sara. En ce qui concerne les Roms, c’est un féminisme très pugnace et actif. Une femme comme Mihaela Dragan, qui a fondé la compagnie Giuvlipen et monte des spectacles très radicaux où il est question de mariages précoces, d’homosexualité, etc. en est un bon exemple. En Espagne, il y a l’Association des Roms Féministes pour la Diversité, ou E-Romnja en Roumanie par exemple. Mais de façon plus diffuse et dispersée, les femmes résistent de toutes les façons possibles. Je me rappelle ainsi d’un Conseil de femme où les hommes pouvaient se trouver mais n’avaient pas le droit de parole. Ma Phuri-Day n’est donc pas du tout quelqu’un d’invraisemblable : bien que leur situation soit la plupart du temps effroyable, les femmes ont le verbe haut et sont très combatives, et d’autant plus qu’elles gagnent en âge, comme dans toutes les cultures très patriarcales. Alors à 600 ans… Je ne lui mets pas un discours féministe dans la bouche, je mets en scène un féminisme Rom qui ne m’a pas attendu pour exister.
-Dans Le voyage de Mehdi, vous avez une manière de parler de l’art contemporain, et de la photographie en particulier, qui laisse penser que vous êtes aussi une artiste plastique. Est-ce le cas? Comment percevez-vous le milieu de l’art? Quelle correspondance voyez-vous, ou pas, entre écriture et production graphique?
-Je dessine, et il se trouve que je suis entourée de photographes, et que je suis très attirée par les arts graphiques. J’aime la couleur, mais le noir et blanc avec toutes les palettes de gris me touche particulièrement. D’autre part, à titre personnel, je n’ai aucun sens des couleurs et préfère m’en tenir au noir et blanc. J’ai fictionnalisé ce milieu dans Le voyage de Mehdi, mais j’exprime à peu près ce que j’en pense dans Péter les boulons : c’est un milieu où la spéculation est reine, spéculation aussi bien artistique que financière, raison pour laquelle les règles en restent aux béotiens aussi opaques que celles qui régissent les placements boursiers. Comme dans ma galerie, on y trouve des rognes indéfendables aussi bien que des trouvailles étonnantes, et les imposteurs y côtoient les artistes sincères. Ceci étant, on pourrait dire la même chose du milieu du livre, quoiqu’il génère moins d’argent. Et je ne mettrai pas de noms pour illustrer mon propos. Pour ce qui est de la correspondance entre l’écriture et la production graphique, c’est l’un de mes classements en ce qui concerne les écrivains : ceux qui dessinent et ceux qui ne dessinent pas. Car beaucoup sont aussi des dessinateurs, assez souvent pour qu’on s’interroge sur la correspondance entre ces deux formes d’expression. C’est mon cas. Je suppose que les dessinateurs sont plus visuels, plus descriptifs, comme Hugo qui a véritablement un style cinématographique avant le cinéma.
-Vous avez vécu longtemps à Paris, je crois, puis vous avez décidé de vous installer en province. Est-ce que la vie loin d’une métropole a changé votre écriture? Le temps, tel qu’on le perçoit en vivant à la campagne, correspond-il davantage au temps de l’écrit?
-Sans doute. Le simple fait de ne pas être dans un environnement exclusivement humain, conçu par l’humain pour l’humain, me permet de respirer. Je ne peux être bien que si je baigne dans un tissu d’existences entremêlées, me trouver à l’exclusive dans un milieu totalement humanisé m’asphyxie. En plus je n’aime pas trop les machines, les bruits de moteurs, et l’agitation m’épuise. De ce point de vue je me sens vraiment animale, j’ai besoin sinon de silence, du moins de bruits non mécaniques, de phases fréquentes de repos, de vaguer, de ne pas être dans l’orbe des regards tout le temps, de ne pas être en communication tout le temps. Bien que je sois née en ville et que j’aie passé mon enfance dans des immeubles, je ne m’y suis jamais sentie bien, l’angle droit et la ligne droite me mettent mal à l’aise, en fait tout m’est pénible en ville. J’ai besoin physiquement d’être environnée de beauté, et la beauté qui me fait du bien est faite de lignes irrégulières et de couleurs mouvantes, j’ai besoin de paysages vivants. Alors je baigne dans une forme de paix, je me sens immergée et non en défense, rechargée et non épuisée. Ecrire, quand j’habitais en ville, était une façon de construire une bulle. Plus maintenant, j’écris dans une sorte de milieu infiniment ouvert. Mais encore maintenant, j’écris mieux la nuit. Je m’interromps beaucoup pour chercher, tâtonner, rêvasser, explorer, et si c’est le jour, j’ai vite fait de perdre mes fils. Le temps en ville est haché, rythmé par la circulation, les horaires des magasins, des bureaux, les feux, les entrées et sorties d’écoles, etc. le temps est harcelant. Ici c’est assez cyclique. Ça correspond mieux à mon rythme, qui est lent et discontinu.
-Y-a-t-il un sujet que vous souhaiteriez aborder dans cette conversation?
-Il y a des tas de sujets que j’aimerais aborder, mais ont-ils à voir avec l’écriture ? J’écris aussi des articles dans une veine polémiste, j’aime les débats, les disputes, comme on disait autrefois, et c’est encore une autre fonction du langage, à peu près aussi proche de la poésie que la musique peut l’être du ping-pong. Et c’est ce qui me fascine dans la langue, ses fonctionnalités infinies, le fait que c’est à la fois outil et matériau. Plusieurs de mes romans font intervenir une autre langue ou un pan particulier de la langue, la romani, l’occitan, l’argot, ou les onomatopées figurant les sonorités du langage des différents animaux. Pour moi c’est la tour de Babel, c’est aussi mon enfance ou ma jeunesse dans des quartiers où on entendait toutes les langues sans les comprendre toutes. C’était juste le bruit que fait l’humanité, les milliers de façons dont le souffle passe à travers la poitrine et les cordes vocales, est modelé par la gorge et la bouche pour exprimer des choses voisines de tant de façons différentes. Et quand on se penche sur les langages animaux, c’est encore plus vertigineux. Et quand on quitte le son, mais pas l’expression ni la communication, ça l’est encore plus. Mais pour en revenir aux quartiers mélangés, entendre parler des gens dont je ne connais pas la langue est toujours un plaisir, comme si une fenêtre était ouverte, laissant entrer l’air à travers un rideau. Quand j’étudiais la romani, je me suis mise à comprendre par bribes ce que disaient les Tsiganes (surtout les Manouches) quand par hasard on se trouvait aux mêmes endroits, mais par bribes seulement. J’ai fait un petit peu d’arabe à un moment et ça m’a fait la même chose, idem pour le russe et le portugais. Aujourd’hui encore, me trouver dans un quartier où passent des gens parlant des langues différentes est toujours un plaisir. C’est la seule raison pour laquelle je peux bien aimer prendre le métro. Pour moi la seule identité qu’on puisse vraiment avoir est linguistique, mais le plaisir de se trouver dans la tour de Babel fait ressentir physiquement la diversité humaine, qui est probablement ce que nous avons de plus spécifiquement humain. Quelle autre espèce a autant de langues différentes ? Et l’écrit… n’est pas la littérature, mais en est juste un des enfants. C’est aussi une identité et une forme d’appartenance, les langues de l’écrit, comme une lignée venant de la même origine que les langues orales. L’écrit fige et d’une certaine façon, tue la langue. Il est obligé de puiser perpétuellement dans la langue vivante, qui elle change et se métamorphose très vite. Il y a donc un échange perpétuel entre l’écrit et l’oral dans les cultures écrites, tandis que dans les cultures orales la parole artistique ou politique passe davantage par le chant, comme c’est le cas en Afrique. L’écrit impose aux langues une architecture différente de celle par laquelle la littérature orale s’adapte à la mémoire humaine afin de préserver et transmettre les grands récits, les grandes épopées, les contes et les chants tout en restant assez souple et ouverte pour s’enrichir et diffluer perpétuellement. Alors voilà mon identité : je suis de la planète du langage, et pour mon pays sans frontières, je parle et j’écris en français.
Entretien avec Laurence Biberfeld réalisé par Kits Hilaire