Immobile, la maison se découpe à l’horizon d’une fin d’après-midi. Le soleil se couche et les heures défilent en time lapse, interminables. Une femme sort enfin, hébétée, elle empoigne le volant de sa voiture, un homme reste sur le pas de la porte, hésitant. Il s’est passé quelque chose de grave dans la vie d’Agnès.
« Mon pantalon est déchiré » dira-t-elle simplement à sa colocataire et amie Lydie.
De l’aube à l’aube, Eva Victor brouille les temps et les espaces, avec 5 chapitres aux cartons enfantins, l’année du bébé, l’année du mauvais truc… Le dernier reprend le premier, ton enjoué de deux amies quand elles se retrouvent, qui parlent fort dans une parodie des comédies américaines, mais en réalité, tout a changé. Dans La promenade au phare de Virginia Woolf une famille ne cessait de se demander « Va-t-on aller au phare le lendemain ou non » ? La promesse sera honorée à la fin du livre, comme un début de rédemption chez cette fratrie endeuillée. À la fin de Sorry baby, un couple se dirige vers le phare, tandis qu’Agnès renaît pour une adresse à un nourrisson qui n’est pas le sien, hommage magnifique aux malmenés de la vie. Elle s’est terrée au cœur d’une maison d’étudiante, en a progressivement exploré chaque recoin, chaque parcelle d’elle-même (Eva Victor a un sens du cadre et des contrechamps étonnant) avant d’apparaître dans la lumière d’une baie vitrée. Son corps rassemblé tient à bout de bras le bébé de son amie. Entre-temps, des saynètes aux dialogues cocasses héritées du stand-up, Agnès aux abonnés absents, une grande gigue qui traîne sa carcasse, des petits riens qui veulent dire beaucoup.
Les grands pudiques sont délicats, leur amour, leur désespoir, leur colère inexprimés nous sautent aux yeux. « En fait la révélation n’était jamais arrivée, dit Virginia Woolf, en fait la grande révélation n’est peut-être jamais venue. C’était plutôt de petits miracles quotidiens, des illuminations, allumettes craquées à l’improviste dans le noir ». Aucune recherche du climax dans Sorry Baby, l’identité d’Agnès ne se définit pas par le viol mais dans un rapport au monde décalé, poétique et vivant malgré tout ; un chat y règne en maître. « C’est incroyable de créer des relations avec des animaux, dit Eva Victor, […]. J’ai lu un tweet qui disait que les gens qui n’aiment pas les chats se fichent du consentement, parce que les chats décident tout le temps de qui peut les toucher et quand. C’est tellement vrai ! ». On imagine la cinéaste, recluse en plein hiver dans une maison du Maine comme son héroïne avec son animal fétiche, écrivant son scénario en mâchouillant un sandwich. Eva ne lâche pas la main d’Agnès qu’elle incarne à l’écran et, à Cannes, une cinéaste est née !
Sylvie Boursier
Photo @ Lee Dubin