Le film commence dans le chantier d’une tour sur le port de Dakar. Les jeunes ouvriers sont exsangues, ils n’ont pas été payés depuis des mois. Un petit troupeau de vaches passe non loin, dans la fantastique lumière dorée et verte où baignent les extérieurs de jour. Les hommes s’engueulent avec le contremaître, qui n’y peut mais, étant lui-même salarié. L’un d’eux, Souleiman, semble particulièrement en détresse. À l’arrière de la camionnette qui les ramène du chantier, il ne partage pas les chants ni les gestes d’encouragement et de solidarité des autres, qui laissent deviner qu’ils ont pris une décision commune. Plus tard, il retrouve Ada, et la brève rencontre entre les deux amoureux, dans un immeuble en construction, est pleine de tendresse et de désir, mais ils sont surpris par un vieil homme courroucé qui brise leur intimité. Ada ne veut pas rester, Souleiman la presse, mais elle renvoie la suite au soir, où ils ont rendez-vous. Avant de la quitter, le jeune homme lui donne une petite chaîne en or et une médaille.
On comprend alors qu’elle ne le reverra pas.
Ada est sur le point de se marier avec le riche Omar, immigré régulier en France neuf mois par an et qui s’est fait construire une sorte de palais. Elle ne l’aime pas et n’en fait pas mystère. Seul Souleiman compte pour elle. Le soir, dans une sorte de guinguette où les ouvriers ont coutume de venir danser avec leurs amoureuses, Ada, qui a fait le mur, apprend que les jeunes hommes, désespérés de ne pas toucher d’argent depuis des mois, ont pris la mer. Toutes les femmes sont en état de choc et restent la plus grande partie de la nuit dans la guinguette, engourdies par la rumeur omniprésente de l’océan.
Si la tour Atlantique du patron aigrefin, sur laquelle les ouvriers ont sué leurs rêves, donne son nom au film, l’océan toujours agité, mugissant et gigantesque par la place qu’il occupe dans le film, espace de fuite et tombeau, semble mitonner dans ses convulsions les rancœurs et les regrets des noyés. Tantôt scintillant, tantôt opaque et écumant, toujours filmé de façon à occuper l’écran, il rapetisse celles et ceux qui le longent, au lieu d’être le simple décor de leurs déplacements.
De toutes les amoureuses, Ada est la plus inconsolable. Le soir de son mariage, le lit nuptial brûle, et une de ses amies dit avoir vu Souleiman. Commence alors une enquête menée par un policier sujet à d’étranges malaises, l’inspecteur Issa.
Avec une grande fluidité, alternant les plans larges qui montrent la ville poudreuse sans trottoirs, toujours en chantier, dans une lumière écrasant les couleurs et revenant sans cesse à l’énorme masse de l’océan, et les plans plus serrés mais rarement très rapprochés, le film installe une étrangeté, une sorte de décalage imperceptible qui le fait glisser vers le fantastique.
Bientôt Ada reçoit un message de Souleiman, tandis que l’inspecteur Issa, qui la croit complice, apprend que la pirogue des jeunes ouvriers a été retrouvée retournée et en deux morceaux par des pêcheurs. Les jeunes femmes, mais pas Ada, sont la proie de malaises énigmatiques. Le patron reçoit leur visite, et il est patent qu’elles parlent pour les ouvriers noyés, puisqu’elles lui réclament leur dû, pas moins de trente-cinq millions de salaires non payés. Leurs yeux, à cette occasion, sont blancs, et si leur voix ne change pas, leur discours n’est pas d’elles.
Elles marchent rapidement, le corps rigide, en groupe, aussi nombreuses que les ouvriers morts, chaque fois qu’elles agissent pour eux.
Il s’avère que l’inspecteur Issa, lui aussi, peut donner asile aux défunts.
Il est question de vengeance, bien sûr, mais il est surtout question d’amour et de regrets. Si le film emploie la représentation classique des zombies ou des possédées, il ne crée aucune angoisse, mais au contraire une sorte d’émerveillement, comme si les malheureux acculés à partir et les malheureuses qui restent, condamnées au manque et au chagrin, trouvaient là une sorte de réparation à agir encore les unes pour les autres. Dakar, l’océan, la foule, la lumière incroyable, le vent perpétuel qui agite les tissus et les chevelures, sont le théâtre d’une sorte de conte contemporain où le monstre serait un patron cupide, et où les possédées répareraient l’injustice, laissant les aimés perdus s’emparer de leur corps pour accomplir leur vengeance, mais aussi pour entrer en contact avec les vivantes. Le personnage d’Ada, incarné par une Mame Bineta Sane qui fusionne littéralement avec elle, lui prêtant sa bravoure et son entêtement à ne pas croire à la mort, puis à ne pas la craindre, donne au film la dimension d’un mythe où Eurydice descendrait aux enfers chercher Orphée pour l’aimer enfin et pour la dernière fois. C’est un film magnifique et envoûtant, simple dans sa narration, magique dans la façon dont les lieux sont saisis, qui donne l’impression que tout bouge, comme la mer, même quand rien ne bouge. Il est aussi d’une sensualité retenue, dépouillée et superbe. La photographie de Claire Mathon magnifie les installations de couleurs fraîches quand elles échappent à l’éblouissement du soleil. Les décors sommaires et labyrinthiques de chantiers accentuent l’impression de friche d’un monde toujours en construction où tout reste possible même dans la nasse désespérante des situations en impasse. La musique de Fatima Al-Qadiri enfin semble naviguer à l’instinct sur les immenses rumeurs confondues de la ville et de la mer, distillant la métaphore sonore d’un désespoir sans découragement.
Lonnie
Atlantique, film franco-belgo-sénégalais de Mati Diop, 2019