Mona Achache pioche dans 25 caisses d’archives, tapisse les murs de photos et souffle en voix off « ma mère m’a laissé une énigme, l’histoire de notre relation… ». Qui se souvient aujourd’hui de Carole Achache ? Suicidée en 2016, elle vécut enfant l’âge d’or des années 60 à l’époque des Camus, Duras, Violette Leduc, un microcosme Gallimard où publie sa propre mère, Monique Lange. Ces femmes-livres nées dans les mots vouaient une admiration sans bornes à Jean Genêt, pape transgressif d’une génération qui fuit la banalité. Pourquoi cette femme solaire s’est-elle pendue à 64 ans sans un mot d’explication ? Sa fille veut comprendre et charge Marion Cotillard d’incarner son obsession à partir des bandes sonores, entretiens et films de famille. Marion porte jusqu’aux bagues de la défunte, son collier, ses bottines et sur son cou l’empreinte du parfum maternelle. Dans un prologue en abîme rare au cinéma elle regarde Mona comme si elle ne la connaissait pas d’un air de dire « êtes-vous vraiment prête à ce que vous allez voir ? ».
La caméra tourne en permanence, les raccords apparaissent quand la comédienne bute sur la synchronisation de ses lèvres aux enregistrements, doute, trébuche et sa quête rejoint celle de la réalisatrice. Marion cherche Carole et Mona cherche sa mère.
La voilà, dans sa chair raidie, sa démarche syncopée, son rire et son phrasé haletant avec cette voix rauque à la Charles Denner, articulée, saccadée comme les vagues, puissante, vibrante, tendue. Monique, Carole, Mona, chevauchée en écho, leurs voix finissent par fusionner, qui parle ? Une dynastie marquée par la création, les agressions sexuelles et la douleur. Les hommes s’y révèlent nocifs, compatissants ou absents. Mona Achache n’accuse personne, elle dénonce un système d’omerta dans lequel des jeunes filles peuvent être abusées avec la complicité de leurs mères. Un funambule ami de Jean Genêt saute d’un toit et l’on entend l’écrivain murmurer « plus haut » ; dans une bibliothèque vide une Isadora Duncan tournoie suspendue à une corde au plafond au-dessus du bureau où on l’imagine quelques instants avant noircir des pages de cahiers. Les fantasmes de la réalisatrice et les fragments épars du roman familial se rejoignent en un flux vital. Mona est arrivée à destination, Marion se déleste de ses accessoires et disparaît hors champ.
Ce film est sans complaisance sur les enfants de 1968, plus adeptes de drogues que de chocolats en guise de cadeaux, avec leurs égarements, leurs amours d’un soir mais aussi une soif d’aventure, de liberté, de littérature et de cinéma, en quête d’eux même, le livre de Carole Achache Fille de, en témoigne. Une époque où, dans un certain milieu, les femmes étaient plus femmes que mères. Carole a payé le prix fort et développé une haine d’elle-même doublée d’un sentiment d’échec. Une époque aussi de femmes puissantes, qui voulaient tout. « Si votre maison brûlait, qu’emmèneriez-vous ? » demande-t-on à Marguerite Yourcenar qui répond du tac au tac « le feu », rien que ça ! À la fin Marion prend Mona dans ses bras pour un câlin salvateur et tout est pardonné. Incroyable réussite formelle que cet OVNI innommable.
Sylvie Boursier
Photo © Tandem
Little girl blue, film de Mona Achache, en salle depuis le 15 novembre 2023.
Fille de, de Carole Achache, Stock, 2011.
Les poissons-chats de Monique Lange, Gallimard, 1959.