Le film raconte l’histoire de cinq sœurs orphelines, Sonay, Selma, Ece, Nur et Lale, élevées par leur grand-mère sous la tutelle de leur oncle dans un petit village turc. Il commence par les adieux déchirants de la plus jeune, Lale, à son institutrice qui part pour Istanbul, à 1000km de là. Sur le chemin qu’elles prennent pour rentrer chez elles, les sœurs s’amusent avec des garçons à une bataille de cavalières dans la pièce d’eau qu’elles longent pour rentrer chez elles. Mais elles sont vues par une voisine rigoriste qui les dénonce, provoquant un enchaînement de répressions de plus en plus féroces. D’une gaîté et d’une rage communicatives au début, comme les gamines, le film devient de plus en plus dramatique au fur et à mesure que la maison de la grand-mère se transforme en une prison dont elles ne peuvent plus sortir. Ces adolescentes furieuses ne cèdent que par force, centimètre par centimètre, leur précieuse liberté. L’oncle Erol (Ayberk Pekcan), qu’on découvre d’abord comme un simple traditionnaliste autoritaire et violent, s’avère au détour de certaines scènes être en plus un abuseur, ce qui fait considérer autrement la grand-mère (Nihal Koltaş), qui au début semble servir d’interface entre les sœurs et son fils et tempérer les élans de tyrannie de celui-ci, mais dont on découvre qu’elle le couvre et le seconde aussi.
Deux des sœurs, d’abord Ece puis Nur, seront ses victimes. Cela reste un non dit mais un vu dans le film, où certaines choses se disent et d’autres ne sont pas dites, simplement évoquées de façon suffisamment transparente. Lisant le monceau de critiques de ce film lors de sa sortie, j’ai été surprise que le sujet soit si peu évoqué. Il est vrai que de ce point de vue, la France n’est pas en reste. Et on touche là à la délicatesse du film : il est montré que tout ce que font ces adultes avec ces jeunes filles, du mariage arrangé à l’inceste en passant par la séquestration et la déscolarisation, est illégal mais impuni. Est ainsi posée la question du poids des traditions, qui permettent que se produisent des crimes qui n’ont pas grand-chose à voir avec les traditions. Lors d’un épisode hilarant où les gamines s’échappent pour aller voir un match de foot où les autorités, après des émeutes de supporters, ont décidé que n’assisterait qu’un public féminin (« Elles font autant de bruit que les hommes »), on voit bien que toutes les adolescentes ne sont pas ainsi traitées, et qu’il existe, comme dans toute société, des progressistes et des réactionnaires, même si comme le dit Deniz Gamze Ergüven, ces derniers ont incontestablement pris l’avantage avec Erdogan. Ces scènes de l’évasion, du match lui-même et des manœuvres des tantes pour que les hommes n’apprennent pas la fugue des filles sont un vrai bonheur – le dernier. En effet l’étau va se resserrer, la maison se couvrir de grilles et de verrous, et les prétendants vont commencer à défiler. Selma est promise à un Oman qui ne lui est rien et se soumet sombrement. La plus grande, Sonay, qui fait régulièrement le mur pour rejoindre son amoureux, obtient de sa grand-mère d’être fiancée à celui qu’elle aime. À son tour Ece se prête à la comédie, mais se laisse couler dans une surenchère provocatrice qui finira affreusement, et le film bascule définitivement dans le drame. Les deux filles restantes, Nur et Lale, voient le rouleau compresseur qui a fait disparaître leurs sœurs se rapprocher d’elles. Et c’est le tour du mariage de Nur…
Des jeunes actrices Deniz Gamze Ergüven dit avoir arrêté le casting – par annonce, portant sur l’audition de centaines d’adolescentes, une fois que le quintette a manifesté une complicité quasi organique : « les filles complotaient entre elles, bougeaient comme un seul corps. » Et plus encore que la performance d’actrice de chacune, c’est cette coordination qui fait en grande partie la magie du film. Il faut cependant souligner la façon étonnante dont la plus jeune, Güneş Nezihe Şensoy, incarne le personnage de Lale. C’est la plus petite et la plus ouvertement révoltée des cinq, la seule aussi qui se soucie à ce point des autres, la seule qui ne cesse d’agir et de chercher des solutions. Là où Sonay réagit par un procédé baroque pour tirer son épingle du jeu, là où Selma signe sa fuite dans une dépression secrète autant qu’opaque, où Ece est la proie d’un emballement mortel de poulie folle, Lale, bien que d’un tempérament plutôt emporté, fugue, réfléchit, agit, prévoit, cherche des chemins et des moyens de fuite. Au début, elle est inconsolable du départ de son institutrice, qui lui laisse son adresse à Istanbul, terre promise de tous les insoumis. On la voit pendant tout le film penchée sur des manuels d’écolière, et peu préoccupée au fond par son destin personnel : Lale veut apprendre, élargir le monde non seulement pour elle mais pour ses sœurs. Malgré sa petite taille et son gabarit de fillette, c’est la plus déterminée. L’interprétation de la petite Güneş Şensoy est remarquable. On retiendra aussi le personnage solaire du livreur Yasin, providence des adolescentes et ami loyal et fidèle de Lale, joué avec gaîté et désinvolture par Burak Yiğit. Au bout du compte le film reviendra là où il a commencé, et il n’est pas de mise, malgré les atrocités secrètes que permettent des traditions patriarcales de se perpétrer dans le silence des familles, de désespérer de l’avenir. Tant qu’il y aura des Lale, tant qu’il y aura des Yasin…
Lonnie
Mustang, film germano-turquo-franco-qatarien de Deniz Gamze Ergüven, 2015