Séverine tient depuis quelques années sur Instagram un fil tâtonnant qui tient de la chronique décousue et contemplative, de l’investigation méticuleuse de soi, des notes jetées çà et là sur l’exploration de ses goûts et couleurs. La plupart du temps ce fil est sous forme de vers libres, généralement courts, induisant une lecture fluide et rapide qui évoque une marche soutenue. Parfois cependant le texte se condense, obligeant à une sorte de ralentissement ou de pause. Comme elle publie pratiquement tous les jours, la lecture quotidienne prend peu de temps, et comme ses vers ouvrent souvent sur des réflexions emboîtées, il en reste comme un goût qui dure en bouche. C’est l’expérience d’une lecture de vie faisant jalons, comparables à ceux que posent les cafés du matin qui inaugurent des jours semblables et différents. La langue en est spontanée mais pas complètement, disons qu’elle est lâchée, bride sur le cou et sans mors mais qui reste sur la bête. Parfois, pour filer la métaphore, aux moments d’intense exploration des faits ou de l’intime le plus à vif, on sent le poids de la cavalière sur le dos de cet animal laissé libre d’aller par les chemins qui lui chantent dans une direction contrainte.
C’est beau, on prend l’habitude de cette beauté, si bien que cette lecture devient une addiction légère, un peu comme en d’autres temps une chronique radiophonique du matin. Et comme cela se passe sur Instagram, on peut commenter ou échanger avec elle chaque jour, et les remarques et réponses offrent aussi des développements parfois passionnants, qu’on lit dans la foulée. D’une certaine façon, Séverine renoue avec l’ancienne tradition épistolaire, celle d’un temps où ni internet ni les réseaux n’existaient, et où tout passait par l’écrit. Pareillement, des amitiés se nouaient, des échanges intenses avaient lieu sans que jamais les protagonistes se rencontrent. Ce rêve d’autiste, pouvoir créer des contacts sans présence, établir des liens forts et profonds avec cette partie de soi qui peut court-circuiter les signaux byzantins du corps, internet l’a permis de nouveau de façon massive et étendue. Poursuivant une démarche artistique qui tient de l’installation perpétuellement reconfigurée, Séverine accompagne ses textes de photographies parfois poignantes de beauté, le plus souvent documentaires, qu’elle jette sur la toile à titre illustratif.
Extraire de ce flux une tranche de vie d’une centaine de pages, du 22 novembre 2020 au 22 janvier 2022, avec deux interruptions entre le 28 décembre 2020 et le 30 juin 2021, puis entre le 13 juillet 2021 et le 11 décembre 2021, la justice allant d’un pas de sénateur, c’est ce qu’on fait les éditions Dynastes, une sorte de pari produisant un objet littéraire parfaitement équilibré, autour des deux îles de prose compacte qui donnent son titre au livre : Chronique judiciaire, s’achevant sur un bilan récapitulatif qui reprend le courant et sa respiration, la queue d’une sirène soucieuse de se propulser un peu plus loin, quitte à tourner et virer encore et encore. Les deux îles en question apparaissent sous les sous-titres « chronique judiciaire » et « rembobinage », puis « épopée judiciaire », avec un petit îlot en fin de deuxième partie, qui fait prendre pied non plus sur la douleur du procès, mais sur un accès de découragement :
» (J’écris cela pour tenter de sortir de la nasse dans laquelle je suis prise depuis l’issue de la procédure pénale ; sans doute la cristallisation autour du de ?? mot monstre, mot que je m’adresse à moi-même depuis l’enfance, et la grande inversion une nouvelle fois réalisée, n’y sont pas pour rien, j’essaie rationnellement de ne pas tout mélanger, mais » je » mélange quand même, comme si ça renvoyait tout, tous les minuscules défrichages, à la case départ.) »
On est au cœur de cette entreprise que Séverine poursuit depuis des années, sur la paillasse de ce qui n’est pas une page blanche mais un quai diversement fréquenté, poser ses impuissances, ses ravissements pas si rares et ses désirs toujours larvaires (et comment du coup ne pas revenir aux dynastes, j’ignore le sens que donne l’éditeur à ce mot mais ce qui me revient sans doute improprement, ce sont ces gros scarabées-rhinocéros forestiers dont nous collectionnions les majestueuses dépouilles, dont l’élevage et les combats en Asie rivalisent avec les combats de coqs plus usités en Amérique latine, et dont la vie larvaire est considérablement plus longue (et féroce) que la vie d’imago, et là je trouve un lien avec son travail méthodique).
Car ce dont il est question dans cette exploration perpétuellement diffluente du quotidien, c’est d’une enfant sous emprise débouchant sur une adulte démolie qui ne cesse de négocier avec la culpabilité et le dégoût de soi que cette enfant toujours porte en croix, comme si l’adulte ou l’imago qu’elle est devenue n’avait pas évolué à partir de cette enfant cristallisée mais s’était déposée en couches fines, en feuilletages fragiles incrustés de mica, autour de sa forme figée et qui pourtant, avec une lenteur géologique, bouge et se craquelle, et dont les organes disparaissent – ou muent. C’est l’histoire d’une interminable et douloureuse métamorphose qui passe par l’addiction, puis la discipline littéraire, ou langagière, descriptive, qui est aussi un choix d’outil, ou d’une palette d’outil, pour se coltiner ce chantier qui s’enrichit de deux enfants, dont l’un est autiste et ouvre une vertigineuse chambre d’écho à sa mère. Car l’impuissance et l’inadéquation, le statut infra-humain, la richesse animale sont communes aux enfants violentés et aux « handicapés », à tous ceux qui sortent des clous ou y restent crucifiés. Loin des ruches humaines mais les visitant avec un intense plaisir de petite souris dans ses coins de bistrot, ses rues, ses friches, collectionnant les miettes de conversations, au plus près des non humains ou des humains qui d’une façon ou d’une autre ont loupé la certification, Séverine cueille, entasse, classe et trie, réorganise, mélange et reconfigure, adaptant toujours plus finement l’outil polyvalent du langage, de son langage. Peu soucieuse des effets de puissance émotionnelle du style, couleurs intenses et contours flous, gamme symphonique, qui d’ailleurs l’exaspèrent, elle se spécialise dans la mise au point d’objets fuyants, perpétuelle gageure dans laquelle elle acquiert une forme de virtuosité. Faire le point est son credo stylistique. De ces points fragiles naissent des perspectives gigantesques qui parlent diversement aux unes et aux autres.
La Chronique judiciaire est celle du procès intenté contre une « aide médico-psychologique » maltraitante, et ô combien, de l’établissement où L, le fils autiste heureusement parlant, et tant d’autres enfants et adolescents qui ne le sont malheureusement pas, sont accueillis. Elle est évidemment glaçante. Elle renvoie à une autre version de la loi et l’ordre informulés, celle qui veut que les victimes soient toujours coupables, qu’elles le soient d’humiliation, de viol, d’abus subis, de simple différence, de seulement exister opportunément comme punching-ball pour les vrais gens. C’est en somme leur fonction d’être coupables, à quoi elles se conforment avec plus ou moins d’adhésion ou de révolte. Il ne fait pas envie, ce monde aux pieds si merdeux qu’il a toujours besoin de paillassons. Chaque expérience des barbelés renvoie à d’antérieurs barbelés, et quoique Séverine s’emploie à se réparer et protéger, elle le fait dans un paysage de barbelés. Et cette force magique qu’elle puise dans une totale absence de soumission à la soumission, antipathie pour la honte incorporée, est en soi éblouissante. Notre condition ne définit que les limites qui nous sont assignées, elle ne nous définit pas. Nous ne sommes pas la place que nous occupons. Nous avons en nous une opiniâtre puissance de refus, de résistance, de dérision, on peut être vaincu sans se soumettre. Et ce sont ces mondes fragiles et vivants, repliés dans des caches périphériques parfois immenses, des vaincus, que Séverine, en les explorant, nous donne à voir.
» [13 déc ; 2020
le dimanche je me réveille
saisie
par une inexplicable et féroce
joie de vivre
me voilà enfin mûre
pour la rédaction
d’un ouvrage de développement personnel
me dis-je plus tard en ricanant
sous un ciel parfait
aux puces j’apprends
que les tapis ont une âme
j’ajoute mentalement
à ma liste de mots
qui ne me conviennent pas
juste après transcendance
le mot âme
je trouve un lot de lettres
pour pas cher
et le journal
de Kurt Cobain
je pense qu’ici gisent
des intérieurs de maisons et d’appartements
et tous les gens-fantômes
qui ont vécu dedans
tout à coup c’est presque comme si
l’entièreté du monde
se trouvait là
avec ses tas et ses tas de bribes et d’histoires
attendant plus ou moins nerveusement
d’être racontées »
Lonnie
Chronique judiciaire de Séverine Chevalier, éditions Dynastes, 2023
Gina Cubeles © 2021