Entre les machines à broyer du libéralisme et les êtres promis à la casse, se dresse
Laurence Biberfeld

« La femme esquisse un sourire. Son regard reste posé, un peu triste. Elle est assise en face de Jean-Michel, les mains sur les genoux, dans l’attitude réservée de ceux qui sont habitués aux rebuffades et ne s’en soucient plus. (…) Le silence ne semble pas la mettre mal à l’aise. Elle attend, comme sur un quai de gare, un train en retard qui ne la conduira nulle part où elle souhaite aller. » 

Avec cette simple description, dès la première page de Ce que chante le rouge-gorge, le ton est donné. On prend aussitôt toute la dimension de cette femme qui est là, postulant à un emploi de femme de ménage-nounou-bonne à tout faire-logée chez les patrons. Travail assez bien payé, d’après Marylène, la femme de l’éleveur porcin, qui regrette de lui donner autant : mille euros par mois.

Le style de l’auteure est précis. Dans ces quelques phrases tient toute l’attention, le respect, que porte la romancière, livre après livre, à ses personnages. Et même si ces derniers finissent mal parfois, même s’ils ne s’en sortent pas, mordus de partout – comme La Moustélo, dans La meute des honnêtes gens, enfant-fileuse que son patron tue à la tache et utilise comme esclave sexuelle -, le temps qu’ils auront passé sous sa plume leur aura rendu leur épaisseur, leur mesure humaine.

Ils auront été debout dans les mots de Laurence Biberfeld, et libres, au moins pour un moment. Aussi bref soit-il.

Car la liberté, elle la revendique, cette intrépide qui n’a pas peur de se salir les mains au contact de la souffrance et des viscères. Viscères des truies et des porcelets dans l’élevage industriel de Ce que chante le rouge-gorge, des chevaux réduits illégalement en farine, d’une belette dans La meute des honnêtes gens… Viscères des humains, aussi, encore et toujours, de ceux qui n’ont que leur corps pour abri là où d’autres ont des murs de certitudes sonnantes et trébuchantes pour les protéger des intempéries.

Photo Adèle O’Longh

Sa liberté créative, elle la vit, sans modération, la laissant courir d’un livre à l’autre, donner du souffle aux histoires, aux tons, aux différents modes, aux genres qu’elle explore, elle qui passe du roman à l’essai, de la pièce de théâtre à la poésie, et de la nouvelle au pamphlet, dans la même envolée solidaire.

Car solidaire, Laurence Biberfeld l’est toujours. Solidaire de la terre dévastée et des animaux mis en pièces. De celles qui se battent, de ceux qui se rebiffent. Solidaire des plus faibles, des farouches qui tentent les pas de côté pour se mettre hors d’atteinte, de ceux qui baissent les bras comme de celles qui ne se résignent pas… Elle les accueille dans ses livres sans poser de question, les adopte sans condition, dans leurs renoncements, leurs doutes et leurs richesses, ainsi que le fait Sara, la gitane pluri-centenaire, conteuse-mère universelle de Les enfants de Lilith.

Chez elle, leur résistance, muette parfois, leur solitude, est protégée. Comme l’est celle de Lucien, inoubliable personnage de Sous la neige nos pas, petit paysan de la montagne, accompagné de La Chiffe, son chien, et de sa gentiane « qui vous faisait plisser le nez tant elle était amère » qu’il utilise « depuis l’adolescence, de loin en loin, quand ses insomnies, en se rejoignant, formaient un long boyau rayé d’obscurité qui s’enfonçait doucement, telle une vis sans fin, dans la folie. » Lucien, adopté par Alice, une petite fille pour qui il s’est pris d’une affection indéfectible, et qui s’interroge à propos de la nouvelle institutrice venue « se perdre ici alors que tout le monde en partait, qu’ils n’étaient plus que trente l’hiver au village, pour la plupart des vieux, pour la plupart des hommes (…) accrochés à la terre parsemée de rochers, au froid, à la solitude démente des forêts, au ressac sans merci des jours sur ce grand plateau granitique étagé de neuf cents à mille cinq cents mètres, où l’hiver appuyait son ventre de neige et de glace huit mois par an. »

Photo Adèle O’Longh

Les personnages de Laurence Biberfeld évoluent dans des romans à la construction impeccable. Dans Le voyage de Mehdi, les images figées du photographe Mehdi Makhales prennent vie, chapitre après chapitre, dévoilant les secrets d’ « un des derniers retranchements de la sauvagerie », jusqu’à former un puzzle d’une cohérence parfaite qui prendra tout son sens à la fin du livre, dans une rare adéquation entre le fond et la forme, du premier mot jusqu’au dernier.

Alors on se demande si elle est comme ça, elle, l’écrivaine qui déploie ses romans à la manière des coopératives Art Nouveau, plantées comme des cathédrales dans les campagnes catalanes, qui ont mis le plus beau de l’architecture, le plus poétique et complexe, au service des petits paysans. On se demande si celle qui brosse de somptueux portraits de nature avec la même générosité qu’elle le fait des gens, la même tendresse mâtinée d’effroi, accueille aussi ceux qui, parvenus à leur limite, viennent un jour frapper à sa porte…

Et on subodore que oui, elle est vraiment comme ça.

Kits Hilaire

Photos © Adèle O’Longh