L’homme qui court, baskets aux pieds, des Urgences au service de réanimation, du chevet d’une jeune fille qui a perdu ses jambes à la suite d’un suicide à celui d’un jeune patient atteint d’une maladie génétique grave dont la chambre, comme il le souhaite, est plongée dans le noir, cet homme, c’est le Dr Abdel-Kader, psychiatre. Âgé de 36 ans, il a passé son enfance dans l’hôpital où vivaient et travaillaient ses parents, des médecins syriens installés en France. Il a l’hôpital public vrillé au corps.
L’homme qui filme l’homme qui court, ce psychiatre qui tente d’apporter un peu d’humanité à ces hommes, ces femmes, ces enfants en grande souffrance psychique, et ce en dépit des impératifs de rendement imposés, du manque criant de personnel, de lits (le secteur de la psychiatrie a été l’un des premiers à subir de drastiques coupes budgétaires), cet homme de 40 ans est le réalisateur Nicolas Peduzzi. Il a, dit-il « un rapport amical avec l’hôpital public français qui a sauvé son père et l’a accueilli en service de psychiatrie quand il en a eu besoin ».
Deux hommes au chevet d’un hôpital public qu’ils aiment et qui se meurt.
On aimerait, en pénétrant grâce au réalisateur dans les chambres, en débarquant dans ces couloirs surpeuplés, en voyant ce psychiatre – comme certains aides soignants mus eux aussi par un idéal d’humanité – s’arrêter, prendre le temps d’écouter, de rassurer, et réussir ainsi à créer une bulle qui permet de faire fi un temps du tumulte, de la violence, des cris des malades qui appellent, de la désespérance, on aimerait y croire. Croire que c’est possible de continuer à travailler ainsi, de gagner le combat. Mais il y a la première alerte que lui envoie son corps, l’intrusion du réel : la douleur, les lombaires. Hors champ on apprendra que ce jeune psychiatre a peu de temps après le tournage de ce film pris « tous ses congés ». D’aucuns parlent de burn-out.
Un psychiatre, un réalisateur, deux hommes au chevet d’un hôpital public qu’ils aiment et qui se meurt. Une sorte de tragédie. Hors champ Nicolas Peduzzi affirme : « Mon film n’est pas un film militant ». Le Dr Abdel- Kader quant à lui fait un amer constat « On peut mourir, ils s’en fichent ». Oui, une tragédie. Et s’il n’est pas un film militant, ce magnifique, bouleversant, État limite restera le témoin implacable d’une lutte menée jusqu’au bout. Après tout, si on ne peut changer le monde on peut tenter de changer le regard, non ?
Christine Daunis