On leur apprend à palper, inciser, extraire des échardes à la pince, intuber, piquer, perfuser, faire un bon diagnostic, donner des consignes aux infirmières, mais on n’enseigne pas aux médecins à apaiser l’angoisse, à rassurer sans mentir, à trouver les mots quand la révélation de la maladie tombe comme un couperet, pas plus qu’à s’asseoir au chevet d’un mourant. L’humanité, ça ne s’apprend pas.
Cécile Winter, héroïne de ce spectacle, était de 1993 à 2017 responsable du service VIH de l’hôpital de Montreuil en Seine-Saint-Denis, une femme médecin au temps du SIDA, confrontée à l’impuissance jusqu’à l’apparition de la trithérapie, mais aussi à des collègues qui n’avaient pas la même conception sacerdotale de la profession. Monica Mojica a recueilli son témoignage et fait entendre la voix de cette femme exceptionnelle, aujourd’hui disparue, avec la grandeur d’un théâtre documenté qui n’étouffe pas le spectacle mais l’explose. Un portrait en creux émerge à travers des situations, la consultation, le suivi, les visites à domiciles, les bras de fer avec l’autorité hiérarchique, les moments festifs aussi et même les rencontres amoureuses à l’hôpital entre malades. À elle on peut tout dire ou presque jusqu’à ces dernières paroles d’un malade avant de mourir « docteur, j’ai confiance en vous ».
Monica Mojica a soigné la dimension sonore, les bruitages, en privilégiant une forme brechtienne, distanciée et sensible en même temps. La composition des voix est vraiment remarquable, comme un tissage qui reflète l’urgence, l’intensité, l’accélération ou la distorsion du temps sur un décor minimaliste. Le spectateur complète, visualise la scène à partir de la partition chorale des comédiens armés de micros sur pied et des outils manipulés en direct. L’écriture carrée, viscérale à la Dennis Kelly est débarrassée de tout artifice et antidote au pathos.
Lieu de naissance du VIH et épicentre des plus grandes hécatombes, l’Afrique a attendu longtemps des traitements dans le silence meurtrier des éléphants de l’industrie pharmaceutique. Elle apparaît grâce à des images d’archives troublantes de ces pachydermes, aux antipodes du flux ininterrompu d’images chocs quand le contenu importe moins que le nombre de fois où elles sont vues.
Monica Mojica mêle la dimension individuelle et politique de toute action de santé publique face à l’indifférence de la société, pour que le serment d’Hippocrate ne rime pas avec promesse hypocrite. Cécile Winter, Cécile Winter, Cécile Winter, vous qui refusiez qu’un patient abandonné de tous reste sans sépulture, qu’aurions nous fait à votre place ?
Sylvie Boursier
Photo @ Blandine Armand
Vu au théâtre de l’Opprimé
Du 29 janvier au 3 mars 2025 théâtre de la Reine Blanche ParisT