Gueule de fer
de Pierre Hanot

Le boxeur, presque toujours, vient d’un milieu populaire, voire pauvre. Et c’est pour échapper à la misère et conjurer ses origines qu’il se bat. C’est sans doute pour cela que le geste banal et primaire consistant à échanger des coups de poing, devenu « noble art » par la grâce des origines anglaises de ce sport, dont la première caractéristique reste tout de même la violence, a pris une telle place dans nos mythologies modernes, et que le cinéma, grand consommateur de mythes, s’est emparé du sujet.

La légende, quelques boxeurs français y sont entrés de leur vivant : Georges Carpentier, premier Français champion du monde en 1921 (contre Batlling Lewin), Marcel Thil (vainqueur en 1932 de Gorilla Jones), Marcel Cerdan, dont la romance avec Edith Piaf et la mort dans le Constellation qui le ramenait de New York le 28 octobre 1949 ont scellé un destin hors du commun. Plus près de nous, le Mayennais Jean-Claude Bouttier, dont je regardais, enfant, les deux combats (perdus) contre Carlos Monzon à la radio avec mon père, à une époque où je n’avais pas encore compris que mon nom était l’anagramme de « boxeur ». Complètent ce tableau les impétueux frères dyonisiens Fabrice et Christophe Tiozzo, Laurent Boudouani et le ténébreux Brahim Asloum, seul boxeur français à avoir été sacré champion du monde et champion olympique, à Sydney en 2000.

Mais qui se souvient que le 2 juin 1923, à New York, Eugène Criqui, le roi du knock-out, envoyait au tapis Johnny Kilbane, lui chouravant au punch la ceinture de champion du monde des poids plume qu’il détenait depuis onze ans ? À part les encyclopédistes et les mordus du noble art, bien peu de monde, en vérité.

Pierre Hanot a décidé de réparer cet oubli avec ce court roman rempli d’affection, comme on rendrait hommage à un proche. À défaut de pratiquer le coup de poing, cet écrivain, venu tard à la littérature après avoir tâté de la truelle, de la guitare et du rock’n roll (notamment dans les prisons françaises, qu’il visita en y donnant plus de deux cents concerts avec son groupe Parano band, expérience relatée dans Rock’n taules), possède un joli coup de plume, qu’il a mis, le temps d’un livre, au service d’une cause aussi noble que désintéressée : ressusciter la mémoire d’un combattant qui, faute de mourir à la guerre en 1915, mourra dans son lit en 1977, à l’âge de 84 ans, aveugle, dans une maison de retraite de Noisy-le-Grand et la plus totale indifférence.

Eugène Criqui ne fait pas exception à la règle de la destinée évoquée plus haut. Le fluet et teigneux gamin a appris à se battre dans la rue, en allant au contact avec les « Apaches ». Apprenti tourneur-décolleteur dans une usine de Belleville, il se coltine avec la vie, colérique, bagarreur, pas le genre à prendre des coups à crédit. À seize ans, le propriétaire d’une salle de sports lui propose d’enfiler les gants et de se battre pour de l’argent. Et c’est parti. En 1914, le voilà champion de France. La guerre met un terme à une carrière qui s’annonçait sous les meilleures auspices avec 55 victoires pour 64 combats, la plupart du temps avant la limite. Criqui n’a pas volé son sobriquet : « le roi du knock-out ».

1915, Criqui est depuis sept mois au front avec le 54e régiment d’infanterie, qui le réquisitionne pour entraîner les recrues à la boxe et en a fait sa coqueluche. Arrangement qui le met à l’abri des enfers de la guerre. Mais le roi du k.-o. ne va pas tarder à sombrer dans le chaos. Une nuit, alors qu’il a quitté la casemate où il est de garde, une balle boche – ces terribles balles à fragmentation, bien plus destructrices que celles de l’armée française – lui brise la mâchoire, lui sectionne la langue et lui arrache vingt-deux dents. Contrairement à son ami le caporal Gosset, instituteur, il survit, au prix de douleurs atroces. On lui pose une prothèse métallique qui lui vaudra ce surnom de Gueule de fer. S’en suivent sept opérations miraculeuses et une longue convalescence. Mort pour la boxe, Eugène ? Impossible n’est pas Criqui, qui, après s’être battu pour survivre, reprend le chemin du ring en février 1917. Jusqu’à l’apothéose de 1923 et le titre de champion du monde par k.-o. au sixième round devant 80.000 spectateurs électrisés. Après quoi s’enchaîneront les combats, la gloire qui va avec, et aussi les désillusions.

Le grand intérêt de ce court roman tient à ces petites choses qui font l’honneur de la littérature. L’empathie qui relie l’auteur à son personnage. Les coups portés, les coups donnés, il les prend pour lui, ce qui donne au livre une « chair » indiscutable. Et comme Eugène Criqui a eu la drôle d’idée de naître dans une époque où les jeunes gens, s’ils ne voulaient pas finir fusillés pour l’exemple, devaient aller se faire massacrer au front pour la gloire des industriels, nous plongeons, en 140 pages, dans la boue et la mitraille de la guerre 14. Cet enfer nous est restitué avec une âpreté réaliste et concise, renforcée par le style gouailleur de Pierre Hanot. Esquives, uppercuts, crochets, coups de tête : le combat de Criqui prend la forme d’un poème épique, où les balles qui fauchent les poilus renvoient aux coups portés par les combattants du ring, qui eux, ne meurent jamais.

Le seul reproche que l’on pourrait faire à l’auteur, c’est d’arrêter net le récit le 19 mars 1928, lors de son dernier combat « pour du beurre » contre Benny « Kid » Carter, qu’il gagnera aux points, sans gloire. Concluant sans transition avec cet avis de décès qui ponctue le livre comme un k.-o. envoyant au tapis pour l’éternité : « Enterré au cimetière de Pantin, 21e division. » Personnellement – mais c’est une autre histoire –, c’est en arpentant ce cimetière aux fins de repérage littéraires que j’ai, pour la première fois, entendu parler de ce diable d’homme !

Dans un court « dialogue imaginaire » avec Criqui, Pierre Hanot, après avoir abondamment évoqué Luce, l’épouse d’Eugène, dont on trouve quelques photos épinglées dans un cahier-photo central, lui pose la question : « Et quid de vos amours ? » Ce qui lui vaut cette réponse laconique : « Là, garçon, t’es trop fouinard ! Puis riant aux éclats. Oui, mon poto, c’est comme ça, motus et… bouche recousue ! »

On ne saura donc jamais comment cet homme, qui vécut les trente-cinq premières années de sa vie à un train d’enfer le menant en Australie, aux Philippines, aux États-Unis et bien ailleurs, vivra les quarante dernières, reclus dans l’oubli et la cécité – cet avatar professionnel du boxeur. Telles ces actrices qui choisissent de quitter les feux de la rampe avant l’heure de la vieillesse, Gueule de fer pose un joker. Et c’est peut-être mieux ainsi…

En complément, les fous du noble art liront sur le site Mémorial de la boxe  une longue interview donnée par Criqui à Match l’Intran, qui servit de source à l’auteur. Et, bien sûr, le dernier roman de Pierre Hanot Aux vagabonds l’immensité, qui vient de paraître chez le même éditeur, et dont vous pouvez lire ici la critique, sous la plume – légère – de Nadège Mulé, qui préside aux destinées de la librairie Sous les chemins du livre et inaugure notre nouvelle rubrique Voix de libraire.

Jean-Jacques Reboux

Gueule de fer, de Pierre Hanot, La Manufacture de livre, 2017