La Salamandre, film d’Alain Tanner sorti en 1971, est un manifeste libertaire détonnant. On y voit une jeune femme, Rosemonde, jouée par Bulle Ogier, qui fait la gueule dans une usine de saucisses, telle cette ouvrière lors de la reprise du travail des usines Wonder le 10 juin 1968, qui déclarait : « Nous, on la gagne pas not’ vie, on est dégueulasses, tout noirs ! Non, j’y retournerai pas dans cette taule. » Mais Rosemonde n’est pas en colère, elle s’en fout, les évènements glissent sur elle comme sur les plumes d’un canard. On y voit aussi Pierre, journaliste, et Paul, écrivain, chanter à tue-tête, hilares, les pieds dans la neige : « Avant de crever, le capitalisme, dans sa perversité fondamentale, et la bureaucratie, dans son dogmatisme obtus, feront chier encore pas mal de monde ! » ; on voit aussi le patron de Rosemonde lui proposer, sourire en coin : « Hum… ça vous dirait de faire un petit tour en Alfa, un de ces jours ? » Le trio ne se berce pas d’illusions et n’aspire qu’à être là, comme ci, comme ça, dans la vacuité de l’instant. On a l’impression que leur lit n’est jamais très loin. « Je vais aller me faire une tartine de beurre et d’aspirine écrasée, dit l’un d’eux… J’ai froid, j’ai faim, j’ai soif, j’ai mal au dos, j’ai pas très gai ! » Tel cet autre film de lit, La Maman et la putain.
Le parfum de La Salamandre se diffuse tout le long de la biographie de Bulle Ogier. Dans J’ai oublié, publié en 2019, la comédienne égrène des souvenirs épars à la manière de Georges Perec qui parlait, à propos de Je me souviens, de « petits morceaux de quotidien, des choses que, telle ou telle année, tous les gens d’un même âge ont vues, ont vécues, ont partagées, et qui ensuite ont disparu, ont été oubliées ; elles ne valaient pas la peine de faire partie de l’Histoire, ni de figurer dans les Mémoires des hommes d’État, des alpinistes et des monstres sacrés ». Tout est légèreté dans J’ai oublié, malgré les drames évoqués, pas d’enflure émotionnelle, la salamandre garde l’élégance des grands.
La mémoire des lieux est essentielle notamment cet appartement « accordéon » au fil de ses métamorphoses successives, où l’actrice vit depuis cinquante ans. Toute une communauté d’artistes y passe, Pierre Clémenti, Jean Pierre Kalfon, Bernadette Lafont et tant d’autres… L’appartement de Marguerite Duras pour laquelle rien n’était plus important que « les choses sans intérêt » et les plateaux où la salamandre s’est tout de suite sentie à sa place, avec l’accompagnement de Patrice Chéreau et Luc Bondy. Les objets suscitent les sensations, la langue est précise, visuelle, elle embarque sans retenue. La comédienne évoque ce moment où, en scène, elle « laisse flotter les mots » au risque de rester pétrifiée par leur résonnance. Ce jour-là elle oubliera de sortir de scène. C’est Marguerite Duras qui lui a appris à poser les mots, « à les faire entendre de manière qu’ils portent les rêves, » ce qui génère une expression très différente du phrasé naturel habituel du cinéma d’aujourd’hui.
Nous n’avons pas affaire là à une énième biographie de comédiens mais à une réelle œuvre littéraire où comme dans les correspondances de Baudelaire, « Les parfums, les couleurs et les sons se répondent, l’homme y passe à travers des forêts de symboles. »
Sylvie Boursier
Photo Rue des Archives, AGIP
J’ai oublié, de Bulle Ogier avec Anne Diatkine, Seuil 2019