Les captations ont peu d’intérêt lorsqu’elles se limitent à enregistrer les spectacles vivants : représenter c’est rendre présent par des présences, le théâtre est le lieu de la représentation grâce au « quatrième mur » à travers lequel les spectateurs voient les acteurs jouer. En revanche quand réalisateur et metteur en scène collaborent étroitement, les mouvements de caméra deviennent un extraordinaire outil d’amplification de la geste théâtrale. C’est le cas dans cette pièce d’Harold Pinter. mise en scène par Ludovic Lagarde au théâtre du Châtelet à Paris. Sans public, elle a mobilisé un véritable dispositif de tournage original qui suit les acteurs, au plus près de leurs visages, de leurs déplacements et dévoile ce qu’on ne verrait pas de la salle.
L’intrigue est mince, une banale histoire d’adultère dans les milieux branchés de la mode à Londres. Harry a sorti Bill des bas-fonds de Londres et vit avec lui dans le quartier chic de Belgravia. Stella et James, mariés depuis deux ans, habitent à Chelsea. Tout dérape entre eux à partir des révélations de l’épouse qui aurait trompé son mari avec Bill lors d’un déplacement professionnel. James, rongé par la jalousie, cherche à rencontrer l’amant supposé de sa femme mais il trouve d’abord Harry, qui soupçonne Bill de lui être infidèle. Pendant que James et Bill s’expliquent, Harry va trouver Stella afin d’être éclairé sur les agissements de son ami… On n’entendra jamais les révélations de Stella, existent-elles réellement ? Cela n’a aucune importance ; le véritable enjeu de l’auteur est de montrer la cruauté distillée dans les rapports quotidiens, la recherche vaine de la vérité qui pourrit les relations humaines. Bill nie tout en bloc puis semble relayer les soupçons du mari, par désœuvrement ? Perfidie ? Pour faire des ronds dans l’eau de son ennui ? James devient alors l’otage des vérités successives scénarisées par Bill et Harry. Jusqu’au bout il traque le mensonge, de victime devient l’agresseur. Quels sont les liens entre Bill et Harry ? Que veut Stella ? Que cherche réellement James ? Nous ne le saurons pas. Les personnages ne disent rien de ce qu’ils font et ni de ce qu’ils vivent, ils expriment des envies brutes : d’olives, de vodka, de jus de fruits, de tringles, de couteau à fromage, de toasts… Les répliques fusent, sèches et lourdes de menaces. Dans son discours de réception du prix Nobel de littérature, Pinter déclarait « Il n’y a pas de distinctions tranchées entre ce qui est réel et ce qui est irréel, entre ce qui est vrai et ce qui est faux. Une chose n’est pas nécessairement vraie ou fausse ; elle peut être tout à la fois vraie et fausse… ? La vérité au théâtre est à jamais insaisissable ».
La mise en scène de Ludovic Lagarde accentue l’ambiance sombre de ce triller, orchestré en sourdine par la musique : de Britten à Boulez et Charlie Parker. Le spectateur se fait voyeur ; comme le photographe de « Fenêtre sur cour », il assiste au chassé-croisé des voisins d’en face. Les éclairages déplacent la focale d’un appartement à l’autre et mettent en tension les deux lieux en fonction de l’action dramatique.
Dans ce décor huppé, quatre monstres de théâtre se flairent, s’affrontent, tels des bêtes sauvages. Le chat fait mine de relâcher sa souris pour mieux l’écraser, la retournant comme une crêpe. Qui est la souris ? James peut-être ou plutôt sa pseudo-vérité qui s’échappe à chaque fois qu’il croit la saisir. Mathieu Amalric est ce félin matois, lubrique, un dominant dans le système social. Il rappelle avec cruauté « Bill est un garçon des bas-fonds, vous savez… Il a le sens de l’humour des bas-fonds. C’est pour ça que je ne l’emmène jamais dans les soirées… Il y a un certain esprit des bas-fonds qui est parfaitement à sa place dans les bas-fonds. Mais quand ce genre d’esprit des bas-fonds sort des bas-fonds, il arrive parfois qu’il survive, voyez-vous, et cela pourrit tout… Lui, c’est une limace de la zone ». On l’imagine adepte de rituels sadomasochistes, féroce dans son plastron de cuir porté à même la peau.
Sa limace de la zone est une gouape au visage angélique, interprétée par Micha Lescot, visqueux comme un poulpe. Fielleux ; le comédien à la plastique flexible s’enroule autour de ses proies comme pour les étouffer. Laurent Poitrenaux compose James, le mari floué, avec ce qu’il faut de raideur et de violence contenue dans son manteau Prince-de-Galles étriqué. Il multiplie les registres, ironique et menaçant, comme aimanté face au déhanchement lascif de Bill. Le rôle de Stella, joué par Valérie Dashwood, est le plus mystérieux des quatre. Perdue dans son loft luxueux on ne sait ce qu’elle attend, ni quand, se déplaçant du sofa au tapis, lovée dans une fourrure voluptueuse, objet du désir de ces hommes qui passent. Les rares échanges avec son mari sont d’une tristesse à mourir. La comédienne reste suspendue à un ailleurs, étrangère au monde qui l’entoure ; son jeu distancié ouvre sur de multiples interprétations qui restent sans réponse. Le spectateur est déstabilisé, mal à l’aise parfois, ce que Pinter n’aurait pas renié, lui qui dynamite les dialogues habituels et brouille les pistes jusqu’au bout. L’humour jaillit par moments comme par inadvertance et on se surprend à rire.
Rarement la radicalité du dramaturge n’aura été aussi bien comprise. La collection est une grande pièce sur l’errance à propos de laquelle Philippe Lançon disait « Il n’y a guère que les militants, les foules, et peut-être quelques philosophes, pour croire qu’ils baignent dans la lumière de la vérité. Les autres flairent que sa recherche est aussi pressante que vaine et solitaire. Dans le meilleur des cas, ils donnent une forme sévère, sauvage, presque muette, à cette recherche, cette solitude, cette vanité ». Regardez-les errer sur un plateau glacé dans le silence assourdissant des phrases inutiles et admirez la composition haute couture d’un quatuor de virtuoses.
Sylvie Boursier
La collection d’Harold Pinter, traduction d’Olivier Cadiot, mise en scène de Ludovic Lagarde, création au Théâtre National de Bretagne en janvier 2019, film réalisé par Arnaud Emery au théâtre du Châtelet à Paris en 2020.
Captation gratuite visible sur culture box https://www.theatre-contemporain.net/captations jusqu’en décembre 2021.
Photo Gwendal Le Flem