La Traversée
de Florence Miailhe

Ce superbe film de peinture animée dépeint les tribulations de deux enfants, Kyona, treize ans, et Adriel, douze ans, après qu’un pogrome a poussé la famille à tenter de fuir pour aller se réfugier chez un cousin. Le train qu’ils prennent est arrêté et les deux aînés sont cachés tandis que leurs parents, les jumeaux et la sœur encore bébé sont emmenés. À partir de ce moment le frère et la sœur, seuls au monde, vont tenter de survivre puis de passer la frontière. C’est un long voyage initiatique que vont connaître ces deux enfants qui, comme le dit la narratrice, Kyona devenue âgée, voient la fuite engloutir leur enfance et toute leur vie d’avant.

D’embûche en coup fourré, d’aventure en découverte et de déchirure en évasion, ils vont traverser et abandonner plusieurs existences, faisant chaque fois peau nouvelle, avant d’arriver à passer la frontière. Depuis le moment où ils voient leur village être détruit du haut du cerisier où ils maraudaient des cerises jusqu’à la toute fin de leur longue errance, une pie les accompagne, pie voleuse, ayant la charge de sagesse et de capacité d’adaptation de tous les corvidés, en plus de l’espièglerie propre à son espèce.

Les peintures ont une facture naïve et les couleurs sont flamboyantes, magnifiques, accompagnant les divers rebondissements du récit. On passe du noir et blanc des dessins griffonnés dans le petit carnet qui accompagne Kyona, dessinatrice compulsive, tout au long de son voyage, et qui est comme un album de son parcours, aux teintes éclatantes des forêts et des vêtements bariolés des réfugiés, aux ocres, bleus et verts dans le blanc de l’hiver, aux couleurs tapageuses des Circassiens, aux verts et violâtres de la captivité. C’est un véritable enchantement de beauté, malgré l’âpreté féroce du récit et les deuils accumulés des enfants toujours entraînés plus loin, entre ce qu’ils fuient et ce qu’ils espèrent, une autre vie possible, plus loin, ailleurs.

Au fil de ce voyage où ils se dépouillent de leurs peaux successives et passent de l’enfance à cet âge incertain qui pourrait être le début de quelque chose s’il n’était pas d’abord la fin de tout, Kyona ne fait que mûrir tandis qu’Adriel connaît plusieurs métamorphoses. La survie happe ces enfants, successivement recueillis, vendus, fuyards toujours, recueillis encore et encore, arrêtés, emprisonnés et fugitifs. Le carnet de croquis ne quitte jamais Kyona et c’est sur les dessins de ce carnet que commence et que s’achève le récit. On ne sait où l’action se déroule, ce pourrait être n’importe lequel de ces pays où les populations de diverses cultures se côtoient et sont victimes de ségrégation et de violences collectives et institutionnelles. Il est patent que ces enfants font partie d’une sous-humanité toujours exposée à l’arbitraire, toujours illégale et sans droits. Dans les divers endroits où ils passent les populations discriminées se mélangent, les peaux vont du plus foncé au plus clair, les vêtements sont de différents styles. Certains ont le visage tatoué comme des Maoris, c’est le cas d’Iskender, protecteur d’une bande d’enfants voleurs, moderne Fagin. Mais c’est aussi le cas de l’énigmatique sorcière qui recueillera Kyona au fin fond de la forêt pendant un hiver. Un des personnages les plus angoissants du film est Jon, cynique milicien qui trafique sans vergogne des existences humaines et qui semble suivre comme un chien de rouge les destinées des deux enfants.

Bien que le film forme une sorte de boucle narrative, il évoque les fils brisés d’une existence qui a dû maintes fois se réinventer. Kyona transporte davantage dans son précieux carnet de croquis qu’un simple album de souvenirs, c’est sa mémoire entêtée qui ne veut pas effacer les vivants, les morts et les disparus. Refusant l’injonction effarée de son frère à l’un des moments les plus critiques du film : « Oublie Kyona, oublie. » Elle refuse de refermer le livre de son histoire, de l’occulter. Florence Miailhe a dédié ce film, qui fut long à voir le jour, à sa mère, qui fut peintre, à sa grand-mère, qui un jour de 1905 dut partir d’Odessa avec ses dix enfants pour fuir les pogromes, mais aussi à tous ceux qui un jour ou l’autre quittent leur pays en espérant trouver ailleurs un meilleur avenir. Et c’est un véritable chef-d’œuvre qui ne dissimule rien de l’atrocité des parcours de migrants, rien non plus de la capacité infinie des humains à survivre, et à revivre.

Lonnie

La Traversée, film d’animation franco-tchéco-allemand de Florence Miailhe, 2021