La Vie matérielle est un recueil publié en 1987, issu des entretiens accordés par Marguerite Duras à Jérôme Beaujour, journaliste et écrivain. L’Indochine, l’amour et la sexualité, l’alcool, les maisons fétiches, la mort, l’interaction entre l’écriture et la vie, pour Duras les questions du journaliste sont un prétexte à faire œuvre littéraire et à s’adresser à son public. Monstre sacré toujours hors des sentiers battus, elle se livre sans concessions, selon elle : « la littérature devait représenter l’interdit, dire tout ce qu’on ne dit pas normalement, être scandaleuse… […] ; écrire c’est ne pas parler, c’est se taire, c’est hurler sans bruit. » Au théâtre la langue de cette femme iconique résonne comme jamais, radicale, culottée, souvent drôle, insouciante parfois, empreinte d’une grande douceur lorsqu’elle évoque sa mère, la lumière de Trouville, l’amant chinois, le foyer de Neauphle-le-Château où elle aime cuisiner pour ses proches. Les passages les plus violents relatent le coma éthylique, les séjours en cure de désintoxication avec les hallucinations du delirium tremens ; à soixante-dix ans, cette vieille dame indigne ne cèle rien de sa dégradation physique.
Catherine Artigala est Marguerite, elle nous reçoit chez elle entourée de ses meubles et objets familiers : le vieux fauteuil victorien, sa table de travail, une chaise, les manuscrits omniprésents, les bouteilles à portée de main. La comédienne n’imite pas Duras, elle l’incarne. Le petit bout de femme sans cou, voûtée, arpente son territoire familier, tourne en rond, nous invite à entrer, s’invite chez nous dans la salle lors des confidences sur le théâtre, si petite et si proche qu’on a envie de la réconforter, de la serrer dans nos bras, comme une amie. La comédienne a une diction parfaite, elle joue de toutes les nuances des mots de l’écrivain, de ses silences, des résonances d’un texte émouvant. On est presque gênés parfois de cette effraction tant elle démystifie le grand écrivain pour donner vie à la femme, simplement. La mise en scène de William Mesguisch s’appuie sur les clairs obscurs ; à partir d’une boîte noire, la lumière plus ou moins intense accompagne des transitions imperceptibles, comme un fondu enchaîné qui relie les pans de la mémoire.
Nul besoin d’être lecteurs de Marguerite Duras pour rencontrer dans son intimité un personnage hors normes à l’heure des bilans grâce à une comédienne sensible et rigoureuse qui retisse les fils de l’écriture durassienne. Bravo !
Sylvie Boursier
Photo ©Xavier Cantat
La Vie matérielle, d’après Marguerite Duras, mise en scène de William Mesguich du 21 avril au 22 mai 2022 au Théâtre du Gymnase Marie Bell, Paris 75 010, du 7 au 30 juillet 2022 au festival off d’Avignon, théâtre du petit Louvre à 15 h 30, du 12 octobre au 26 novembre 2022, Manufacture des Abbesses, Paris 75 018.
La Vie matérielle de Marguerite Duras, collection folio 1987