Vraiment très fou cet amour-là comme le chante Alain Baschung « mes circuits sont niqués, puis y’a un truc qui fait masse, le courant peut plus passer… Écoute, si ça continue j’vais me découper suivant les points, pointillés… vertige de l’amour ».
Sébastien met en scène Andromaque avec son épouse Claire dans le rôle d’Hermione. Un jour celle-ci déclare forfait sans raison apparente. L’ex-femme de Sébastien la remplace, et Claire se sent inutile.
Sébastien, absorbé par sa mise en scène, ne réalise pas que sa femme sombre dans la neurasthénie, puis la folie. Un jour, à bout de forces, déprimé lui aussi il quitte le plateau pour vivre avec elle un happening passionnel délirant. Les scènes de répétitions se superposent au huis clos du domicile conjugal qui devient progressivement le véritable lieu tragique ou Claire prostrée perd la boule. Brusquement les mots de Racine ont la couleur de l’amour fou « Où suis-je ? Qu’ai-je fait ? Que dois-je faire encore ? Quel transport me saisit ? Quel chagrin me dévore ? Errante, et sans dessein, je cours dans ce palais. » Un documentariste filme les répétitions pour la télévision, restituant à l’écran les hors-champs du plateau, gros plans des visages qui se taisent en attendant leur tour ou carrément mangent des chips, commentaires des écoutants qui doutent et se questionnent sur les échéances de la représentation.
Rares sont les cinéastes qui captent le travail au quotidien des comédiens dans la durée. Shakespeare, Proust, Tchékhov, Racine ont leur musique singulière qu’il faut trouver avec ses ruptures, ses scansions, ses diérèses. Jean Pierre Kalfon dans le rôle de Sébastien le dit bien « on n’est pas là pour vendre un produit », interpréter, il faut respirer le texte au sens physique, le sens vient de surcroît comme la grâce.
« Aujourd’hui, déclare-t-il, j’ai trouvé un truc formidable pour moi, pour les acteurs, pour les alexandrins. Les dire comme si ça n’existait pas, parler, les dire comme si le rythme de la phrase n’existait pas. À ce moment-là ils se mettent à exister puisqu’ils vivent d’eux- mêmes, tu comprends ? » Antoine Vitez tapait avec un bâton pour guider le souffle de ses comédiens, ici ce sont des tambourins, des gongs et un clap de cinéma qui donnent le la. La bande-son direct, une innovation à l’époque, inclut le spectateur dans une respiration générale.
« De toute ma carrière, a dit Bulle Ogier, qui joue Claire, je crois vraiment que c’est que j’ai fait de mieux ». Le couple emblématique des années Cahiers du cinéma crève l’écran, improvisant des dialogues d’une drôlerie inouïe, complices à la ville comme à l’écran, rejouant leur passion dans une mise en abîme d’anthologie. Bulle passe de l’allégresse à la mélancolie, le visage exsangue. Jean Pierre découpe ses vêtements au cutter, se mutile comme pour détruire cet amour en lui qu’il ne supporte pas de perdre. À la fin il se regarde dans une glace pour la première fois, longuement, profondément, et ne se reconnaît pas. « C’est un film qui fait mal » a déclaré un critique de l’époque, aujourd’hui encore il nous saisit.
À bout de souffle, nous flottons dans un monde en noir et blanc qui clope sec au fond des bars enfumés, cause cinéma, théâtre, amours, mise en scène et direction d’acteurs jusqu’au bout de la nuit, un monde où les comédiens ne craignent pas l’improvisation collective, donnent tout à un cinéaste hors norme qui casse les codes, 4h 12 de folie qui ouvre la voie à cet autre film culte La maman et la putain.
Les deux amoureux du septième art Bulle Ogier et Jean Pierre Kalfon ont revu leur film avec le public du cinéma Méliès à Montreuil, si complices encore et toujours, 167 ans à eux deux, ils n’ont rien perdu de leur élégance Nouvelle Vague. Merci à Caroline Champetier et aux Films du Losange pour avoir restauré les bobines brûlées de 1972 et permis la résurrection de cette œuvre.
Jacques Rivette réhabilite la parole, les raccords, les errances, les visages, les silences et les corps qui s’épuisent à trop vivre leur vie jour et nuit. Il mélange les genres, étire le temps, dilate l’espace, on ne sait plus si la vie c’est du cinéma ou l’inverse. Que reste-t-il de nos amours, de cette liberté ? Un film magnifique !
Sylvie Boursier
© les films du Losange
L’Amour fou, film de 1969 mis en scène et réalisé par Jacques Rivette, version restaurée intégrale sortie le 13 09 2023.