Le bleu du ciel et la hauteur des murs

Le ciel par-dessus le toit commence en prison et finit dans un hors les murs qui n’a jamais été un lieu de liberté. Ce roman sombre et circulaire explore tous ces lieux de non liberté qui tissent la condition humaine. Né de ce premier lieu d’enfermement qu’est le rêve des autres, celui de l’amour, mais plus particulièrement de l’amour parental, puisqu’il est tacite qu’il s’inscrit sur cette page blanche qu’est un enfant arrivant vierge au monde et se façonnant des rêves qui ont présidé à sa naissance, il meurt dans l’ombre définitive des prisons, celles qui ont la franchise crue des barreaux, des clés, des murs, et surtout des fins de la société, qui ne sont certes pas de secourir et remédier, mais de faire disparaître, de briser.

C’est l’histoire d’une lignée et cette histoire reste ouverte, car aucun des personnages n’est en mesure d’envisager les autres. C’est l’histoire désespérée de ces manques à fragmentation qui font les familles, et parfois les défont. Les enfants n’attendent pas grand-chose des adultes, pas plus qu’un animal ne juge son biotope trop ingrat, pauvre en eau, chiche en nourriture. Mais s’ils sont aimés, ils souffrent d’être ignorés, et cette souffrance suscite des rêves qui ne seront pas moins cannibales pour les enfants de ces enfants. On espère un pas de côté et peut-être a-t-il lieu, s’inscrivant dans le silence et un arrêt définitif de ces rêves qu’on ne peut s’empêcher d’inscrire dans la chair des autres. Peut-être.

La mère, Eliette, fut une Lolita saturée d’attentions troubles. Elle traîne la malédiction de sa beauté. Elle n’a pu la détruire, mais lui a donné le caractère qu’elle voulait pour elle : dure, violente, sauvage, suscitant la crainte plutôt que le désir. Le jour où elle a cessé d’être une poupée, elle est devenue un Phénix. Elle a changé de nom, elle est devenue ce qu’elle était, ou du moins elle est devenue cette colère sans limite qui est elle aussi issue de l’injustice qui lui a été faite par le rêve de ses parents. Mais en-deçà de cette construction réactive, on ignore ce qu’elle aurait pu devenir, tant il est impossible d’échapper à l’impact cataclysmique qu’ont les rêves des parents sur la construction des enfants.

La fille, Paloma, dans le vide faussement laissé à sa liberté d’être par la mère, vide où elle a manqué de tout, de paroles, de caresses, d’échanges, d’amour, n’a usé de ces ailes qu’elle lui avait, par son nom, attribuées que pour s’éloigner d’elle et se nicher dans l’invisibilité. Ce faisant, elle a abandonné son frère.

Le fils, Loup, n’est pas non plus ce qu’il aurait dû être. Il est étrange et étranger au monde. Il porte en lui une caricature de toutes les déceptions, tant de lui il ne faut rien attendre d’autre que sa simple existence, ô combien précieuse. Et si lui aussi abandonne son nom qui lui va si mal et auquel pas une seconde il ne se conforme, ce n’est pas de son fait, mais parce que ce nom tellement porteur des espérances et des déceptions de la mère est remplacé par un numéro d’écrou. Comme si la société n’avait pour fonction que d’éliminer ce fatras de sang, de chair, de rêves qui se concrétise dans le mensonge des mots que pour y mettre fin, les remplacer par des chiffres, des lignes comptables, classées entre ces barreaux qui tranchent le bleu indifférent du ciel. Des prisons. Pourtant c’est cet enfant dépossédé de sens commun mais qui est capable de voir et décrypter la mécanique secrète des choses qui faute de réparer les liens brisés, crée du moins de nouveau un espace commun où le trio pourrait se retrouver.

Les autres personnages sont, à un degré ou l’autre, des fantômes. Les pères absents. Le grand-père qui, croyant partir à la recherche de sa fille perdue, n’arrive à concrétiser qu’un récit onaniste qu’il finit d’ailleurs par abandonner. Le médecin qui cherche perpétuellement dans les yeux de ses patients une image de lui-même qui ne soit pas aussi décevante que sa vie. Les fonctionnaires presque reposants tant ils n’attendent rien, eux, des humains qu’ils doivent gérer comme un bétail enfermé dans des locaux réclamant une logistique au cordeau.

Et pourtant ce court roman est aussi beau et impavide dans sa beauté que le bleu de ce ciel que tous les enfermés contemplent, le cœur brisé. Il est aussi fin que Loup, qui ne comprend pas les relations humaines ni les règles mais voit sous la peau l’architecture secrète des visages, des corps, et n’a pas besoin de lui donner une fin pour en percevoir la beauté. Et c’est un plaisir poignant de le suivre, car si personne n’est épargné, personne n’est vraiment jugé non plus. Sauf peut-être le bleu du ciel et la hauteur des murs.

Lonnie

Le ciel par-dessus le toit de Nathacha Appanah, Gallimard 2019