Il y a Celia, qui « sait que le vide entre les particules en mouvement est immense et que les yeux des humains comblent ce vide pour inventer des formes solides ». Celia qui écoute les morts, sans trop s’inquiéter de leurs histoires. C’est une femme qui voit mais ne sait pas comment interpréter ses visions parce que, dit-elle, il ne se trouve plus personne de son peuple pour les lui expliquer. Elle vit en territoire sto:lo, près de la rivière qui serpente jusqu’à la réserve, dans la région nommée officiellement Vallée du fleuve Fraser, au Canada.
Et puis il y a le témoin, Vison, capable de passer de la veille aux rêves, d’un temps à l’autre, d’un lieu à l’autre, de se changer en aigle, d’écouter la mer et les squelettes qui « remuent et font cliquer leurs os », qui « se préparent au chaos imminent ». Vison, le narrateur, qui sait que la « Terre a subi des changements cataclysmiques à plusieurs reprises » et qu’à « chaque fois, beaucoup d’humains ont péri alors qu’elle a survécu ».
Il y a aussi Steve qui doit financer ses études, nouveau venu dans une équipe de bûcherons qui pratiquent la coupe blanche, rongé par la mélancolie, qui « déteste l’érosion du flanc de la colline » , qui « sait que la pluie capturera les sédiments et les transportera vers la mer, où ils se perdront dans les profondeurs », et avec eux la vie dans les vallées transformées en désert d’où les animaux se sont enfuis, qui « se sent comme un criminel pris en otage par ses rêves ».
Et Amos, qui déteste Steve, parce qu’il est blanc, qu’il appartient à « un peuple qui a passé un siècle et demi à détourner Amos et sa famille de leur savoir, à leur défendre de s’en servir » et qui maintenant lui dit entendre des voix dans le vent. Amos, « disloqué de lui-même », à la conscience avalée par le serpent à deux têtes – qui ne veut plus veiller sur les humains qui ont rompu leur pacte -, avalée et rendue « désormais imprégnée de l’esprit du requin, de l’esprit du barracuda et de l’appétit du serpent ».
Et il y a la mer, qui parfois écume et s’indigne, la mer qui parle et propose des trêves, les corneilles outrées, le vent qui rejette la poussière avec dégoût, les peupliers tordus, la lune et les cris, la dépossession et la perte, les histoires qui « méritent d’être racontées », les visions, les orques et les baleines, la vie…
Ainsi commence Le chant de Celia, dernier chant de Lee Maracle, grande voix de la littérature des Premières Nations, romancière, essayiste et poète, en lutte constante pour les droits des peuples autochtones, qui s’en est allée le 11 novembre 2021 à l’âge de 71 ans.
Kits Hilaire
Le chant de Celia, de Lee Maracle, Mémoire D’encrier, 2021
Photo © Adèle O’Longh