Il faut imaginer Pierre Martot heureux, sa geste d’artiste marque l’aboutissement d’un long compagnonnage avec Camus au point de nommer sa compagnie Théâtre de Sisyphe. Chaque mot, chaque phrase du mythe a été caressé, modelé, les impulsions, une manière de respirer, un rythme de l’esprit et une circulation du sang.
Nul besoin d’avoir parcouru les chemins de Compostelle pour savoir que bouger active la réflexion. On trouve dans le mouvement des réponses à certains problèmes insolubles au repos. Après une brève adresse au public sur la question du suicide, le comédien prend la scène à bras-le-corps car Camus est un homme d’action avant tout, n’a-t-il pas choisi comme épitaphe l’affirmation de Pindare « O mon âme, n’aspire pas à la vie immortelle mais épuise le champ des possibles ». Ses déplacements suivent les méandres invisibles d’une pensée suspendue, une idée en appelle une autreAu commencement il y a la découverte de l’absurde, L’acteur s’y confronte sur cette paroi rocheuse du lavoir moderne parisien, bras ballants, funambule au torse affaissé, sa présence devient incongrue « de trop ». On pense à ces moments ou même des êtres aimés nous paraissent soudain étrangers, atroce sensation de solitude à certaines heures de la nuit. « Un homme parle au téléphone derrière une cloison vitrée ; on ne l’entend pas, mais on voit sa mimique : on se demande pourquoi il vit. » Sait-il qu’il va mourir ? Dans l’appendice du mythe Camus évoquait Kafka « À un fou qui pêchait dans une baignoire, un médecin demanda si ça mordait, le fou lui répondit avec une géniale rigueur mais non, imbécile, puisque c’est une baignoire, le monde de Kafka est à la vérité un univers indicible où l’homme se donne le luxe torturant de pêcher dans une baignoire, sachant qu’il n’en sortira rien, conclut Camus ».
Si l’on consent à l’absurde, tout devient possible. L’acteur laboure l’espace, bras en croix et poitrine ouverte, il porte le rocher sur ses épaules avec une force inouïe, un frère d’arme, en s’attardant sur une des figures camusiennes de l’engagement, le comédien. Pierre Martot prend la lumière, porteur de milles vies autres que la sienne, Alceste, Phèdre, Gloucester ou Iago, il les veut tous, ces êtres misérables promis à une mort certaine ou à l’exil deux heures plus tard.
Rien n’est édulcoré, l’horreur en face, le mythe de Sisyphe fut publié en 1941. Quelle beauté, soutenait le philosophe, que l’exercice de la pensée face à ce qui dépasse l’entendement. On ne l’a jamais autant ressenti qu’au fond de cette caverne philosophique protégée du monde, entourée d’amis connus ou inconnus. De chair et d’os incarnés, les mots de Camus nous saisissent.
« Il faut imaginer Sisyphe heureux » conclut Pierre Martot, alors soyons heureux comme un acte de résistance à la sidération d’un monde fracassé. Vivons en abandonnant l’idée d’avoir une bonne raison de le faire. Le débat reste ouvert. Ecce Homo ! Un comédien, un texte, tout simplement.
Sylvie Boursier
Le mythe de Sisyphe d’Albert Camus, adaptation et interprétation de Pierre Martot avec la collaboration artistique de Jean-Claude Fall.
Vu au Lavoir Moderne Parisien le 11 octobre 2023.
25 novembre 2023 à 19h au Moulin d’Andé dans l’Eure.
Tournée et présence à Avignon 2024 en cours de finalisation.
Le mythe de Sisyphe est publié chez Gallimard.
Crédit Photo : Marie Hélène Le Ny