Les Monstrueuses ou le rêve d’Ella, Avignon Off 2022, au théâtre Artéphile
« Ella, elle l’a […] ce je ne sais quoi, que d’autres n’ont pas, qui nous met dans un drôle d’état […] cette drôle de voix ». De voix il est question dans ce spectacle, non celle d’Ella Fitzgerald, mais celle de femmes sur trois générations et deux continents, du Yémen à la France ; monstrueuses, on les craint pour leur liberté de pensée et d’agir, leur déviance, mauvaises mères dépourvues d’instinct maternel, matriarches, sorcières au logis ou en fuite.
La trame dramatique est prévue pour deux comédiennes qui jouent tous les rôles. Ella, l’héroïne, écrit ce qui deviendra Les Monstrueuses ou le rêve d’Ella , lorsqu’une clinique psychiatrique l’appelle pour lui annoncer que sa sœur Imane vient d’être internée sous contrainte, suite à une décompensation. Elle se livre alors à une contre-enquête, prend pour argent comptant les paroles délirantes de sa sœur qui se fait la voix de celles que l’on cache, des secrets de famille. Le récit est un dialogue mères filles qui commence au début du XX° et s’achève aujourd’hui.
« J’augmenterai la souffrance de tes grossesses, tu enfanteras avec douleur […] ton mari dominera sur toi », nous promet la genèse. L’enfant, nous dit Leïla Anis, s’inscrit d’abord dans une lignée de non-dits. Les nouveau-nés apparaissent monstrueux, ils ont tout du gnome avant de prendre figure humaine sous le regard de leurs mères. Dans le passé les enfants morts-nés étaient très vite exfiltrés, soupçonnés de porter malheurs et cauchemars des génitrices. Ils erraient dans les limbes, infants, privés de parole et de sépultures. Au Yémen les ventres des femmes deviennent des « ventres froids », suite aux hémorragies des accouchements difficiles.
La malédiction pèse lourd dans la vie des femmes, marquée par des viols, des relégations physiques ou mentales. Leïla Anis fait plus que réhabiliter les oubliées de sa lignée, elle les accouche littéralement devant nos yeux, les contient toutes face public « ils ont enterré la mort-née dans la campagne en toute hâte, sans une pierre, sans une trace, seulement un prénom prononcé, un prénom, et ils ont fui la mort à deux, sur un seul vélo à travers la campagne » ; Jeanne, Rosa, Zeina, Joséphine-Eve, Célestine, le seul monstre c’est le silence.
Le style est cru et métaphorique, la présence sur scène très forte, sans ajouts superfétatoires. Le texte, tout le texte, rien que le texte, murmuré, psalmodié sur un plateau, comme un fil ténu.
On ne peut regarder ce spectacle sans renouer un dialogue imaginaire avec nos mères et grand-mères puissantes par leur capacité à survivre, à s’accrocher malgré tout, monstrueuses, oui vraiment.
Sylvie Boursier
Photo © Œil Brun
Les Monstrueuses ou le rêve d’Ella de Leïla Anis, mise en scène de Karim Hammiche.
Avignon Off – Du 7 au 26 juillet 2022 à 15h25, relâches les 13 et 20 juillet, à Artéphile, 7, rue du Bourg-Neuf, 84000 – Avignon.
Les Monstrueuses de Leïla Anis publié chez Lanzman Editeur en octobre 2017.