Les sociétés matriarcales
de Heide Goettner-Abendroth

L’énorme essai de Heide Goettner-Abendroth, qui définit et recense nombre de sociétés matriarcales anciennes ou encore existantes à travers l’Histoire et la Géographie de notre monde peut être apprécié pour diverses raisons : d’abord, c’est une somme théorique et scientifique sans équivalent. Fondant une anthropologie monoculaire et non borgne comme celle qu’a généralisée le patriarcat (on se souviendra de l’inénarrable « Le lendemain, tout le village partit, nous laissant seuls avec les femmes et les enfants » de Lévi Strauss, immortalisé par la regrettée Françoise Héritier), cette chercheuse s’est rapidement heurtée à l’hostilité et au mépris des autres chercheurs et du milieu universitaire. Plutôt que de passer sa vie à se battre sur le mauvais ring, elle a créé l’Académie internationale HAGIA pour les recherches matriarcales modernes.

Cet essai offre donc une définition concrète détaillée, illustrée par de nombreux exemples encore vivants, de ce qu’est une société matriarcale. Elle souligne le fait qu’il y a deux définitions au terme grec « arkè » : il signifie domination, mais aussi début. Si la première définition s’applique aux patriarcats, c’est la seconde qui définit les matriarcats. Un matriarcat n’est donc pas un patriarcat où on aurait inversé les rôles, mais une toute autre organisation sociale dont les prémisses sont radicalement différentes. La prééminence des femmes, dans les sociétés matriarcales, garantit de fait l’égalité des sexes. Comme dans toutes les sociétés humaines, la division du travail et des rôles de chacun ou chacune sont fondamentaux. Les femmes possèdent, mais cela signifie seulement qu’elles sont dépositaires, et chargées de la distribution des biens. Elles possèdent la terre (la plupart de ces sociétés sont agraires) mais la terre est le bien inaliénable d’un clan. Il n’existe la plupart du temps ni impôts, ni hiérarchie, ni pouvoir politique au sens où nous l’entendons. Ce sont toutes des sociétés basées sur le don (les échanges de dons y sont constants, parfois sur de très grandes aires) et sur le consensus. Les différentes assemblées décident, et ne le font pas avant d’arriver au consensus. Femmes et hommes participent aux débats, dont les conclusions sont centralisées par la matriarche, qui les transmet à l’homme chargé de représenter le clan. Les femmes règnent et arbitrent, les hommes représentent. Dans un entretien, Heide Goettner-Abendroth donne l’exemple des Mosuo, peuple matriarcal chinois de 250 000 personnes. Lorsqu’il fut question de construire un aéroport sur leurs terres, ils se consultèrent, de débats en débats, d’assemblées en assemblées, jusqu’à arriver à l’unanimité et transmettre leur décision au gouvernement chinois. Cela leur prit trois mois, mais une fois que le verdict fut rendu, il était patent que c’était le « non » de 250 000 personnes, et qu’il fallait en tenir compte. Qui traite avec un peuple matriarcal ne traite pas avec ses autorités, puisqu’il n’en a pas et que le pouvoir exercé n’est que celui d’une courroie de transmission. Il traite, au mieux, avec ses représentants. Derrière chaque représentant se cache l’autorité d’une femme, qui elle-même centralise les décisions de son peuple sans distinction de sexe, d’âge ni de condition.

La transmission est matrilinéaire, ce qui explique que toutes les horreurs basées sur la pureté, la fidélité, la vertu n’ont pas cours. Le père social des enfants d’une femme est leur oncle maternel, si bien que quelle que soit la conduite de celle-ci, les enfants sont immanquablement de son sang. Les époux et pères biologiques sont respectés, mais n’ont pas de statut très important : leurs enfants sociaux sont ceux de leurs sœurs. Il en résulte que la virginité n’a pas la moindre valeur, et que le mariage est une cérémonie secondaire. Il arrive qu’il soit à la fois polyandrique et polygynique, des fratries épousant des sorories. Le mariage est à la base de toutes les alliances qui fondent les solidarités, il est donc plus social et commun que personnel et conjugal. La liberté sexuelle en vigueur dans ces sociétés fait qu’en plus des maris et des femmes, chacun et chacune peut mener l’aventure qui lui chaud avec quiconque lui plaît. Parfois les mariages sont monogames, mais de si courte durée qu’il est question de « polyandrie successive ». Dans ces sociétés où la sexualité est non seulement libre mais très valorisée, il n’existe ni viol, ni prostitution, ni mutilations génitales d’aucune sorte, même sur les continents, en Afrique et en Asie, où ces mutilations sont pratiquées par les peuples voisins. Par ailleurs, quand la question est posée de l’identité sexuelle, il apparaît que si les genres sont bien définis et si la polarité homme-femme est à la base de toutes les structures sociales, un homme peut décider d’être une femme et une femme (c’est plus rare) peut décider d’être un homme. Chacun ou chacune aura alors les attributions de son sexe choisi, et les partenaires afférents, sans que quiconque en soit choqué ou y trouve à redire.

Ces sociétés se développent par alliances successives, au contraire des patriarcats qui étendent leur aire d’influence par la guerre et la conquête. Ce sont, explique Heide Goettner-Abendroth, des sociétés sacrées, au sens où tous les actes de la vie le sont. Tout est teinté d’une spiritualité intense et chargé de signification, si bien que la pratique religieuse n’est pas décrochée de la vie. Les sacrifices, les échanges de dons, les fêtes fréquentes, s’enchaînent dans une participation collective qui inclut les morts, et pour laquelle tout a une âme, les animaux comme les plantes, la terre, l’eau, la lune, les éléments.

Ce sont, quoique certaines de ces sociétés se soient montrées guerrières, des sociétés de paix. Le double commandement des royaumes dits « reine-roi » a cependant donné bien du fil à retordre, à l’occasion, aux envahisseurs qui croyaient avoir maté toute résistance une fois le roi vaincu et exilé. Ce fut le cas des Anglais qui venaient de décréter la Côte d’Or après avoir vaincu, pensaient-ils, les Ashantis en 1873-74. Ceux-ci faisaient preuve d’une telle mauvaise volonté à se comporter en colonisés que les Anglais pensèrent régler le problème en enlevant par traîtrise le roi, sa plus proche famille et ses principaux conseillers en 1896, et en les exilant. Las, le roi avait une mère, Yaa Asantewa, qui malgré son âge avancé faisait ce que toute reine-mère fait en royaume ashanti : elle règne en l’absence de son fils. Les Anglais durent faire face à un soulèvement général inattendu, et ils se retrouvèrent assiégés comme de vulgaires colons pendant trois mois dans leur fort. Une fois libérés par les renforts, il leur fallut encore trois mois pour trouver la retraite de la reine-mère, et pas moins de 2000 soldats de sa gracieuse majesté pour s’emparer de cette irréductible ancêtre, qui cracha au visage de l’officier chargé de lui mettre la main au collet. Les Ashantis, aujourd’hui, chantent encore les louanges de cette reine. On citera aussi l’étonnante société gemellaire iroquoise, constituée en conseils des hommes et des femmes, les femmes ayant un pouvoir de supervision sur les hommes, dont le rôle était dévolu aux affaires extérieures tandis qu’elles s’occupaient des affaires intérieures. Les hommes, de fait, ne pouvaient rien décider sans l’assentiment des femmes, ce qui peut se comprendre puisqu’ils décidaient des opérations guerrières et des relations avec les autres membres de la fédération et la ligue. Cette extraordinaire coordination explique que les Iroquois aient pu résister en conservant leurs territoires et leurs institutions jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Lors des premières agressions coloniales, le pouvoir des Sachems tués ou emprisonnés de deux des nations a été assumé par les mères claniques, les « Gantowisas », et la mère clanique suprême a écrasé les français en 1687 près de Montréal. Et ne parlons pas de la Kahina, reine berbère qui défit les envahisseurs arabes au VIIe siècle.

Mais les sociétés matriarcales sont par principe et vocation des sociétés de paix et de célébration de la vie. Des sociétés égalitaires, fondées sur le don, le consensus, où le pouvoir s’exerce sous forme ascendante et en synergie des hommes et des femmes, les domaines des deux sexes étant bien délimités et les femmes ayant un rôle prééminent. Ces sociétés non seulement réalisent nombre d’équilibres délicats entre tous leurs membres, sans coercition, (il n’existe rien qui puisse ressembler à des lois, une police, ou même à la notion du bien et du mal) mais elles s’insèrent harmonieusement dans l’ensemble du vivant, de la nature, des éléments, pour lesquels elles ont un respect profond. Leurs cultures sont variables, parfois relativement rudimentaire, parfois très raffinées. Elles se calquent sur les cycles de vie et de mort, de fécondité et de naissance, et le corps des femmes y est adoré comme microcosme de la nature. Leurs cosmogonies se ressemblent de façon frappante.

Quoique par hypothèse elles aient été générales par le (très lointain) passé, elles ont subi les assauts successifs des sociétés patriarcales, des monothéismes violemment prosélytes et plus récemment du capitalisme colonial, si ce n’est un oxymore. Elles sont aujourd’hui en extrême minorité, beaucoup sont patriarcalisées par violence extérieure ou contrainte de faire la guerre, et elles sont toutes menacées.

On peut lire ce livre par simple intérêt scientifique. On peut le dévorer pour ce qu’il est aussi, un merveilleux recueil de contes et d’aventures bigarrées dans l’Histoire et la condition humaine. On peut en outre y trouver quelque chose qui pourrait ressembler à une boîte à outil pour contrer les désastres à venir. Car ces sociétés sont égalitaires, harmonieuses, soucieuses de tous leurs membres, respectueuses de toute vie. Elles connaissent intimement et célèbrent la nature dont elles font partie. Elles ne connaissent pas le bien ni le mal, mais leur appréhension du monde est fondée sur des dualités complémentaires. C’est pourquoi la polarité sexuelle est à la fois reconnue et intégrée, au lieu d’être réglée comme dans les patriarcats par l’élimination sociale, la violence et l’assujettissement de l’autre sexe. Etudier les matriarcats (ce livre étonnant en étudie en détail plus de vingt et en aborde plus de cinquante de façon brillamment illustrative, avec des synthèses en fin de chapitre aidant à cerner les caractéristiques spécifiques des matriarcats) permet aussi, par reflet, de définir les patriarcats, et surtout ce que Heide Goettner-Abendroth appelle, dans le même entretien, « super patriarcat » : « ce mélange de néo-libéralisme, de militarisme et d’exploitation commerciale de la nature » qui a « une vocation suicidaire ». Elle n’est pas tendre non plus avec le féminisme occidental, qui se situe du point de vue des femmes, paradigme qui ne nous mène à rien. Il faut, selon elle, « …proposer des solutions qui se rapprochent des fondements des sociétés matriarcales ». Quels sont ces fondements ? Le don, le consensus, l’inaliénabilité du bien commun, la représentation de tous, hommes et femmes, l’horizontalité, l’impossibilité sociale d’accumuler ou d’accaparer, et j’ai oublié, l’absence d’impôt assortie de l’autonomie matérielle de tous les membres, garantie par le don. Le rapport profondément respectueux à la nature, qui n’est pas un extérieur à piller ou protéger mais un tout dans lequel nous sommes inclus. L’exercice d’une responsabilité politique fondée sur les qualités d’écoute, de soin, de don, et extrêmement encadrée, qu’il s’agisse des représentants masculins de la société ou des représentantes féminines, dans cette société, de la nature, des ancêtres et du lignage, chargées de l’arbitrage et de la redistribution entre les vivants. Par radicale opposition, on pourrait définir ainsi les patriarcats : des sociétés inégalitaires initiées par une culture de guerre, fondées sur la domination pyramidale de quelques-uns sur tous, où le pouvoir politique est de contrainte et descendant, sans consensus ni même la moindre consultation, où tout est considéré comme propriété (depuis peu lucrative), qu’il s’agisse des ressources, de la nature, des êtres humains, et donc impitoyablement exploité, où les échanges les plus vitaux sont conditionnés par l’argent et l’argent confisqué par des entités privées. Quant au « super patriarcat », en finir avec lui avant qu’il n’en finisse avec la vie est le défi que la conception du monde et les principes des sociétés matriarcales autochtones pourraient nous aider à relever concrètement, en élargissant et généralisant ce qui existe encore en leur sein : l’horizontalité, le lien avec la terre, l’égalité et la solidarité, le partage, l’inaliénabilité des biens communs, une culture de paix et de consensus.

Lonnie

Heide Goettner-Abendroth, Les sociétés matriarcales, recherches sur les cultures autochtones à travers le monde, Des Femmes-Antoinette Fouque 2019