L’esthétique de la résistance est une odyssée du mouvement ouvrier et prolétaire de la première moitié du vingtième siècle, de ses rêves et de ses échecs, des guerres fratricides de la gauche à la liquidation des Brigades Internationales anti-franquistes, de la ruine du Front populaire uni aux efforts pour que tout renaisse dans la résistance contre le fascisme. La grande originalité du roman de Peter Weis est de lier étroitement résistance et art « culture est résistance, résistance est culture ! ». L’art, vecteur d’engagement et d’émancipation, est en même temps révélateur des conflits, quand la résistance au fascisme se mêle aux convulsions de l’utopie communiste.
Le roman débute par la visite du Pergamon dans le Berlin de 1937 d’un narrateur anonyme et ses pairs adolescents – une jeunesse inquiète, qui rejette le système nazi galopant – et se clôt sur des réflexions mélancoliques suite à la liquidation des résistants allemands de l’Orchestre rouge. Ce groupe se rencontre exclusivement dans des musées, des galeries ou des théâtres, en quête d’une terre de combat collectif. Espagne, France, Suède, Allemagne, nous les suivons dans leur engagement politique autant qu’esthétique, le Guernica de Picasso, Le Massacre des innocents de Brueghel, Mère courage de Brecht, Le Radeau de la Méduse de Géricault, La Kallocaïne de Karin Boye, La Melencolia de Dürer, autant de remparts contre le fascisme.
A priori rien n’est moins théâtral que ce roman truffé d’analyses parfois abstraites. Sylvain Creuzevault, sans rien édulcorer des propos de philosophie esthétique réussit une fresque échevelée menée à un train d’enfer, un hymne à l’engagement incitant la jeunesse à ne pas baisser les bras. La troupe essentiellement composée des sortants de l’école du Théâtre National de Strasbourg (année 2023) est portée par le souffle d’une énergie collective qui fait écho à la puissance du groupe des luttes anti fascistes. « Nous avons l’art pour nous empêcher de mourir de la vérité, disait Nietzsche ». « Nous étions des ouvriers, ajoute Peter Weis, et nous étions en train de nous constituer une base culturelle. Le simple fait d’affirmer que cela n’était possible que dans des circonstances particulières, nous le ressentions comme du dédain, une discrimination. Le fait que nous n’étions ni meilleurs ni plus intelligents que tous les autres, capables comme tous d’étudier, de faire des recherches, prouvait que n’importe qui réussirait à en faire autant ». De multiples questionnements émergent de cette éducation européenne, Weiss renvoie dos à dos les partis communiste et nazi avec leurs tendances despotiques, critique les purges staliniennes, autant que la monstruosité hitlérienne.
Le théâtre et ses facéties deviennent le bras séculier de l’analyse. Nous assistons à des discussions enflammées, des engueulades et des tragédies. Tous, au fond, se retrouvent sur un seul sujet : la dénonciation du fascisme. Creuzevault créé un joyeux bazar sur la scène, les protagonistes surgissent du public, des travées, ils déboulent prêts à en découdre, nous sentons bien la flamme des improvisations qui ont nourri le texte de Weis, la puissance de jeu de chacun des seize comédiens et l’humour infusé à ce théâtre épique qui échappe au didactisme.
Commedia dell’arte, distanciation brechtienne, agit-prop, théâtre de tréteaux, le tableau décadent du Paris interlope des années 1930 ne manque pas de sel ni les prises de la parole de trois pieds nickelés du parti communiste suédois complètement déphasés. Le soleil noir de la mélancolie domine à la fin avec une coda sublime d’un des membres de l’Orchestre rouge avant sa pendaison par les nazis à Plotzensee : « O Héraclès. La lumière est blafarde. Le crayon émoussé. J’aurais voulu tout écrire autrement. Mais le temps me manque. Et je n’ai plus de papier. » Heilmann, le plus jeune des trois martyrs ouvriers, écrit dans une lettre qu’il transmet à l’aumônier la veille de son exécution en parlant de celle qu’il aime : « Je ne l’ai jamais embrassée. Nous sommes restés moralistes, n’est-ce pas. »
Une création d’utilité publique, réussie de bout en bout, pour que le sacrifice de ces gens serve aux générations futures, que des relais se prennent. À la fin les morts se tiennent par les bras telle la tresse d’une sarabande macabre, tous unis et solidaires. Tous les personnages à l’exclusion du narrateur et de ses parents ont réellement existé. On pense aux mots de Romain Gary « La vérité, c’est qu’il y a des moments dans l’histoire, des moments comme celui que nous vivons, où tout ce qui empêche l’homme de désespérer […] a besoin d’une cachette, d’un refuge. Ce refuge parfois, c’est seulement un poème, une chanson, une musique, un livre. Je voudrais que mon livre soit un de ces refuges, qu’en l’ouvrant, […], les hommes retrouvent leur bien intact […] Il n’y a pas d’art désespéré – le désespoir, c’est seulement un manque de talent.» Face au désenchantement du monde, l’incroyable espoir d’une génération nous bouleverse.
Sylvie Boursier
Photo @Jean Louis Fernandez
L’Esthétique de la résistance d’après le roman de Peter Weis, adaptation et mise en scène de Sylvain Creuzevault
Vu au théâtre de l’Odéon à Paris en mars 2025