L’exception et la règle de Bertolt Brecht, mise en scène de Bernard Sobel
La raison du plus fort est toujours la meilleure, la version marxiste du Loup et l’agneau donne à peu près cela :
Un riche marchand cherchant à faire fortune traversa le désert, accompagné d’un porteur, son souffre-douleur. Le coolie se résigne à subir les coups de fouet jusqu’à la fin du voyage, terrifié à l’idée de perdre son travail dont il a besoin pour nourrir sa famille. Un jour, l’eau vint à manquer, le porteur tend sa gourde au patron assoiffé, qui croit voir une pierre ; il braque alors sur lui son revolver et le tue. « Et avec son revolver il tire sur le coolie, alors que celui-ci, ne comprenant pas, continue à lui tendre la gourde », écrit l’auteur. Le geste chaleureux d’un porteur devient suspect car dans un monde capitaliste le dominant est incapable d’imaginer l’humanité du dominé qui dépend de lui.
Brecht utilise la fable pour dénoncer une justice de classe qui tranche toujours en faveur des puissants. Traduit devant un tribunal le marchand est acquitté au terme d’une parodie de procès. Le juge conclut : « Le marchand n’appartenait pas à la classe à laquelle appartenait son porteur. Avec lui, il lui fallait s’attendre au pire. […] L’accusé a donc agi en état de légitime défense fondée en droit, peu importe qu’il ait été́ menacé ou seulement qu’il ait dû se sentir menacé. » La règle ne tolère aucune exception malgré les évidences et « sur la tombe de l’assassiné / Son droit est assassiné ».
C’est le Brecht des débuts, celui des pièces didactiques à fort message politique. Bernard Sobel évite le piège du doctrinal dans une construction à double détente. La fable elle-même est portée par un chœur de jeunes comédiennes et comédiens issus de son école le Thélème Théâtre Ecole (Balthazar Corvez-Jubin, Léone Feret, Anna Gallo, Léo Michel, Ursula Ravelomanantsoa, Valentine Régnier, Samy Taibi, Alma Teschner, Lucie Weller et Félix Winterhalter) qui se tiennent serrés en une grappe compacte face à nous. Tel un oratorio le drame se noue par la voix de ce chœur antique qui déroule l’enchaînement inéluctable de la violence, note par note, phrase par phrase, pierre par pierre. Pas d’artifices, la parole claque, tranchante. Le public est directement interpellé et obligé de réfléchir à ce qui est dit, il voudrait arrêter la mécanique fatale mais le rythme s’accélère et l’on est enveloppé par ces dix voix qui n’en font plus qu’une, bouleversante. Chacun apporte sa contribution à la parabole sans distinction de rôles.
On garde l’espoir que justice soit faite lorsque le tribunal s’installe sous le regard du chœur qui devient témoin du jugement. Marc Berman (le marchand), Julie Brochen (la femme du coolie), Boris Gawlik (l’hôtelier), Claude Guyonnet (le juge), Matthieu Marie (le guide), Sylvain Martin (le chef de la caravane) et Félix Winterhalter (l’Assesseur) prennent la suite dans une seconde partie, spécifiquement théâtrale celle-là. Ils poursuivront une forme d’adresse directe face public, si proches que l’on ne serait pas étonné qu’un jour, un spectateur lève la main et pose une question. On reconnaît la patte de Bernard Sobel dans un phrasé direct, une sobriété gestuelle, chaque mot est important et doit être entendu.
L’espace nu de la salle de Pierre à l’Epée de bois résonne comme une cathédrale, chacun des protagonistes est parfaitement placé sur les travées latérales, le juge est au centre, qui distribue la prise de parole et circule sur une ligne centrale. Le débat tourne court malgré le témoignage du guide qui brandit la pièce à conviction, une simple bouteille qui n’a vraiment pas la forme d’une pierre.
La morale de Brecht se transmet grâce à Bernard Sobel aux générations futures, le passage de relais entre le chœur des aspirants comédiens et une troupe de grands acteurs chevronnés a lieu sous nos yeux sur un geste épuré d’une beauté envoûtante. La leçon de Brecht s’élève comme une prière à ses frères humains « nous vous en prions instamment, ne trouvez pas naturel ce qui se produit sans cesse ! […] Discernez l’abus dans ce qui est la règle. Et là où vous avez discerné l’abus, trouvez le remède ! Devant l’humanité qui se déshumanise, ne dites jamais c’est naturel, afin que rien ne passe pour immuable ».
Sylvie Boursier
Photo @ H.Bellamy
L’exception et la règle mise en scène de Bernard Sobel.
Jusqu’au 2 mars 2025 au théâtre de l’Épée de Bois à la Cartoucherie de Vincennes, du jeudi au samedi à 19h, dimanche à 16h30.