Julie Brochen, comédienne et metteure en scène, a fondé sa compagnie Les Compagnons de Jeu en 1993, après trois années de formation au Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris. Elle a dirigé le Théâtre de l’Aquarium à La Cartoucherie de Vincennes de janvier 2002 à juillet 2008, ainsi que le Théâtre National de Strasbourg de 2008 à 2014. Elle a signé de très nombreuses mises en scène. En 2019, elle monte Mademoiselle Julie d’ August Strindberg au Théâtre de l’Atelier et tout récemment Molly S. au Déjazet d’après Molly Sweeney de Brian Friel.
– Mademoiselle Julie a donné lieu à de multiples adaptatios. Qu’est ce qui vous a donné envie de proposer la vôtre ?
– J’avais joué autrefois cette pièce dans le rôle titre et ce texte ne m’avait pas fait du bien ; je le vivais comme une sorte de piège dans lequel je me débattais. C’est un texte terrible et lorsque des jeunes filles du conservatoire voulaient s’y confronter, je tentais de les y en dissuader. C’est Xavier Legrand (le serviteur Jean dans la présente version), qui m’a convaincue de cette adaptation. Ma vision de Strindberg a beaucoup changé au fur et à mesure du travail avec les comédiens sur le plateau. J’ai été saisie par l’ambivalence du désir entre Julie, incarnée par Anna Mouglalis avec sa belle voix grave, et la grâce de Xavier, sa part féminine. On a l’habitude de représenter Julie comme une jeune femme fragile, proie facile d’un homme viril et musclé. Les propositions des deux comédiens m’ont amenée à une vision tout autre. Mademoiselle Julie, belle aristocrate élevée comme un garçon par un père autoritaire et une mère incendiaire, se livre ici à une joute sans merci avec Jean, son inférieur, qui développe de nombreuses stratégies de riposte, tour à tour séducteur, menaçant, calculateur, manipulateur. Julie se révèle dominatrice, fragile, méprisante, tendre. Les nuances de jeu des deux comédiens placent cette mise en scène du côté de la violence des rapports humains plutôt que de la domination masculine; c’est ce qui fait la grande modernité de cette pièce où Strindberg ne se révèle pas misogyne, comme on l’a trop souvent dit, mais misanthrope. Plus que Molière, plus qu’Alceste. Dans la préface de Mademoiselle Julie, Strindberg souligne l’ambiguïté des deux personnages. Mademoiselle Julie « est un caractère moderne » mais « elle est également une survivance de l’ancienne noblesse guerrière ». Jean, fils de journalier, « monte déjà sur l’échelle sociale et il est suffisamment fort pour ne pas se gêner en profitant d’autrui ». Seigneur en herbe, il hésite « entre la sympathie pour les hautes sphères et la haine pour ceux qui les occupent ». Je me refuse à condamner Jean, les deux héros sont des victimes.
– Le spectateur a l’impression d’un combat à mort orchestré sur un ring de boxe entre deux monstres intelligents chauffés à blanc. Aucun manichéisme; si la perversité existe, elle est des deux côtés.
– Jean est prêt à tout pour satisfaire son rêve d’ascension sociale matérialisé par l’achat d’un petit hôtel sur le lac de Côme où il distribuerait les clefs à ses clients. À l’image de certains hommes d’affaires aujourd’hui ou de certains politiques. Julie, elle, rêve d’un chevalier blanc pour une chevauchée fantastique. On devine que l’un des deux tombera. En l’occurrence Julie, dont la chute est sans appel. Il y a quelque chose de la mise à mort, des jeux du cirque. J’ai organisé l’architecture des différentes séquences comme des rounds dans les combats de sumo avec, à chaque fin de partie, des moments de suspension. J’appelais cela des gongs et je demandais aux comédiens d’observer ce qui se passait. Qui a l’avantage cette fois ci, qui a un genou à terre ? Je tenais à une bataille livrée dans un crescendo dramatique jusqu’au bout. C’est pourquoi j’ai situé le suicide de Julie à l’avant- scène et non en coulisse. J’ai du coup inversé le monologue final de Jean qui survient après la mort de Julie et non avant comme habituellement. C’est une composition musicale, rythmique, le texte est direct, purgé de toute psychologie. Christine, la cuisinière promise à Jean, que j’interprète, assiste à ce duel et ne pardonnera jamais à son fiancé sa trahison. Jean, seul désormais, reprend son rôle de valet tétanisé par la sonnette de son maître qui scelle la fin de la partie.
– La pièce est violemment et passionnément poétique, vous l’avez souligné. Les choix musicaux y contribuent avec trois chansons, dont la magnifique chanson finale d’une certaine Gribouille.
– Gribouille est une chanteuse à la voix viscérale, forte et belle, à la manière de Colette Magny. Les paroles de sa chanson Dieu Julie ! se font l’écho du destin de l’héroïne de Strindberg : « Dieu Julie ! Il n’y a que les chiens qui te fassent un bout de chemin, jusqu’au cimetière, jusqu’à l’étang, jusqu’au bout de ton dernier champ, Dieu, Julie ! Tu n’auras pas d’enfant, Julie tu n’auras pas d’enfant, tu n’auras pas d’amant, et quand ton lit deviendra froid, tu auras peur d’entrer dans tes draps. » Gribouille est morte très jeune, à l’âge de Julie.
– Y a-t-il un point commun entre Julie et Molly, le personnage que vous avez interprété au Déjazet ?
– Pas vraiment, si ce n’est que ce sont deux femmes confrontées à des expériences exceptionnelles les entrainant dans une chute, la nuit de la saint Jean pour l’une et à l’occasion de son opération pour recouvrer la vue pour l’autre. J’espère que la chute de Molly réveillera les consciences sur le sujet du handicap et de la différence.
– Qui est Molly?
– Une femme de quarante-et-un an, devenue aveugle à l’âge de dix mois, qui retrouve partiellement la vue grâce aux efforts de son mari et d’un ophtalmologiste… pour son plus grand malheur. C’est après avoir perdu, pendant plus d’un mois, l’usage de l’oreille gauche que j’ai découvert Molly Sweeney de Brien Friel, pièce écrite en 1995, la plus fameuse de celui que l’on a surnommé le « Tchekhov irlandais ». Je me suis mise à écrire, à prendre des notes de façon compulsive. J’entends plus rien à gauche, le texte issu de ces notes, constitue le point de départ de mon intérêt pour les travaux d’Oliver Sacks*. Molly m’a permis de me remettre en selle, elle a signé mon retour au théâtre. La cécité de l’héroïne ne l’a pas rendue malheureuse. Les sensations tactiles et auditives lui servent pour appréhender le monde avec une palette d’une infinie richesse. La couleur n’est pas une qualité des objets, comme la masse, la forme ou la texture, ni une intuition, mais une construction cérébrale : nul vert de l’herbe à l’extérieur de nous. Seule, la langue – le poème en prose – y accède. L’enfant découvre les détails des paysages grâce à la tapisserie, chaque nuance de bleu, de vert, est associée à des odeurs, des chansons. C’est ainsi que le père de Molly lui apprend à reconnaître les fleurs et les fruits dans le jardin familial irlandais.
– Vous avez déclaré : « La cécité, ou le handicap de Molly, est revendiquée comme une singularité et une liberté de choix, une liberté à nouveau d’être soi. Même si cela suppose de nouveaux obstacles, des désillusions. C’est la condition même du mouvement, rester en recherche, être vivant. »
– En effet, que devient la vie de cette femme lorsqu’elle prend des formes et des couleurs dites réelles ? Le monde ne devient pas plus beau une fois la vue recouvrée. Molly déclare « On sent tellement mieux l’eau quand on ne voit pas. » C’est bien le droit à la sensation qu’elle défend. Son monde intérieur, entre réalisme et imaginaire, se voit fortement troublé par la perte violente de ses repères et elle sombre dans une dépression profonde.
– La musique se mêle étroitement au corps du texte lors des récits croisés de Franck, son époux, et du docteur Rice ?
– Oui, ce sont, sur scène, mes plus grands moments d’émotion. Avec le ténor Olivier Dumait, le baryton Ronan Nédélec, et le pianiste Nicolas Takov, nous avons soigneusement sélectionné des partitions de Beethoven, Benjamin Britten, Matthias Goerne, Gary Moore et Vaughan Williams. La mort de Molly résonne sur un refrain nostalgique, « Farewell bliss and Farewell Nancy » (Anne Grant/Beethoven).
Propos recueillis par Sylvie Boursier
*L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau d’Oliver Sacks, Seuil 1988.
Mademoiselle Julie d’August Strindberg, mise en scène de Julie Brochen au théâtre de l’Atelier du 01 octobre au 03 novembre, reprise à prévoir en 2020.
Molly S. d’après Molly Sweeney de Brian Friel, mise en scène de Julie Brochen au Déjazet du 11 au 30 novembre, reprise à prévoir en 2020.
Photos © Franck Beloncle