Après plusieurs seul en scène d’anthologie, notamment Le Méridien, d’après Paul Celan et La Loi du marcheur, sur le critique de cinéma Serge Daney, Nicolas Bouchaud s’attaque cette fois-ci à l’auteur autrichien Thomas Bernhard. D’emblée, il brise le quatrième mur et interpelle directement le public. « Vous vous demandez certainement pourquoi je vous ai convoqués ici… » La réponse, drôle, inattendue, arrivera une heure et demie plus tard. Entre temps il aura incarné les trois personnages de ce récit : Atzbacher le narrateur, le musicologue Reger et Insigler, le gardien du musée des maîtres anciens de Vienne. Dans ce monologue vitriolé, outre les obsessions habituelles de l’auteur sur l’Autriche, les Autrichiens, le pape, ce sont surtout les maîtres anciens qui sont habillés pour l’hiver par la voix de Reger : Heidegger, Bruckner, Stifter, Durer, les grands peintres classiques…
Si vous aspirez à une promenade de santé, ne lisez pas ce texte. Mais si vous ne craignez pas d’affronter les yeux dans les yeux une langue féroce et finalement libératrice, vous découvrirez une écriture fascinante, dévorante, envoûtante, qui roule et se retourne comme une vague, burlesque jusque dans le désespoir le plus absolu. Thomas Bernhard n’est quasiment pas allé à la ligne, il ne craint pas la répétition, l’énumération, l’allitération hypnotique. Quel bonheur d’écouter la musique ravageuse de ses propos : « L’enfance… Un enfer », « Tout, dans ce monde et dans cette humanité… est ravalé au niveau le plus bas. » On sourit en découvrant le genre indiqué sur la couverture de l’ouvrage : comédie. Le rire arrive pourtant comme un précipité chimique, par implosion. « Chaque phrase, déclare le comédien dans la note d’intention, vient en surplus de la précédente jusqu’à la faire déborder, jusqu’à faire imploser le texte. J’y vois une forme de dépense prodigieuse du souffle et de la langue. » Il fallait un comédien d’exception comme lui pour plonger dans cette langue, la ciseler de ruptures régulières, accélérer, freiner dans les virages, souffler, avoir une véritable économie respiratoire. le comédien n’est pas là pour représenter le texte, il met son corps au travail pour exhaler la fureur de Thomas Bernhard, sa désespérance, sa soif des mots, son humanité.
Thomas Bernhard vitupère contre l’art officiel, le conformisme béat, l’absence d’esprit critique. On canonise Molière, alors même qu’il fut un saltimbanque formé à la commedia del arte. En même temps l’art fait vivre et permet à la « tentative de survie» de Reger d’aboutir. Un des plus beaux moments est peut-être celui où le musicologue, sans aucun pathos, évoque la mort de sa femme, victime, selon lui, de la ville de Vienne, de l’État autrichien et de l’Église catholique. Tel Alceste, il a eu la tentation de fuir dans un désert la présence des humains ; au lieu de quoi, il vient s’asseoir tous les deux jours devant un tableau du Tintoret, L’Homme à la barbe blanche, avec son ami Atzbacher, jusqu’à un dénouement inattendu.
Nicolas Bouchaud ne lâche pas son public ; de bout en bout, impossible de décrocher de son corps-à-corps avec le texte sur l’arène de combat du plateau. Merci au théâtre Bastille d’avoir repris ce spectacle de salubrité publique créé en 2017 dans ce même lieu.
Sylvie Boursier
Photo © Jean-Louis Fernandez
Maîtres anciens, d’après le texte de Thomas Bernhard, Gallimard, 1988, mise en scène de Eric Didry du 10 mars au 03 avril (annulé pour cause de coronavirus).