« De battre mon cœur s’est arrêté », c’est le titre d’un film de Jacques Audiard sorti en 2005 ; c’est aussi la tragique histoire de Claire Tabard, personnage central de la pièce de Pauline Bureau créé au Havre en 2017. L’autrice a réalisé une captation filmée du spectacle visible jusqu’au 01 septembre 2020 sur culture box pour que, dit-elle, « le gouffre de ces vies fracturées se raconte en image et laisse une trace ».
En 2006, Claire s’effondre un soir devant son fils de 7 ans. Elle est opérée à cœur ouvert. Commence alors pour elle un long calvaire, elle perd son travail, son conjoint et doit supporter les battements de ce cœur artificiel avec « Le bruit que font les valves le soir au fond du lit. »
En 2009, Irène, pneumologue à Brest, comprend, après une enquête minutieuse que le Mediator, un coupe-faim largement prescrit pour maigrir, est en fait un poison. C’est le début d’un combat qui dure encore aujourd’hui, pour faire interdire la vente du médicament par les pharmacies, puis sa commercialisation par les laboratoires et enfin pour que les victimes soient indemnisées.
Pauline Bureau réhabilite une forme de théâtre citoyen, un théâtre social, engagé. Le texte de la pièce est issu des entretiens qu’elle a eu avec les protagonistes du drame, les victimes, Irène Frachon, médecin héroïque qui n’a cessé de se battre à leur côté, l’avocat des parties civiles dans un procès fleuve dont l’issue devrait intervenir en 2020.
On aurait pu craindre le didactisme de la pièce à thèse, il n’en est rien. Une série de saynètes se succèdent, comme des épures, le test d’effort, l’opération, les auditions interminables des différentes commissions d’enquête. Pauline Bureau va à l’essentiel, elle ne démontre rien mais rend visible symboliquement sur l’espace scénique la tragédie en marche ; elle fait alterner avec beaucoup d’énergie les gros plans des visages, l’enchainement des tableaux nimbés d’un esthétisme allégorique avec Claire sur un fil, prête à chuter. La lumière du plateau joue sur les effets de clair-obscur comme dans un rêve, le blanc éblouissant du rideau pendant l’opération, Claire Tabard, seule face à une tablée d’enquêteurs dont elle ne sait pas – et nous non plus – qui est qui, avec des comédiens d’une justesse sans faille. Elle devra dégrafer son corsage devant eux pour prouver la véracité du dommage suite aux contestations des laboratoires mis en cause. Les interventions des différents experts lors de commissions d’anthologie sont filmées comme un thriller, le suspens nous tient jusqu’au bout en haleine.
On n’oubliera pas de sitôt le visage d’Irène Frachon, interprétée par Catherine Vinatier dans un prologue saisissant. Ses traits se creusent, elle sait qu’elle est devant la décision la plus difficile de sa vie, qu’il lui faudra affronter seule les autorités sanitaires, les laboratoires, ceux qui les contrôlent, un vertige la saisit mais elle déclare « Je n’abandonne pas un malade. Jamais. Même quand c’est foutu. Surtout si c’est foutu. On a une responsabilité quand on ment à quelqu’un. On a aussi une responsabilité quand on lui dit la vérité, J’assume ». Le combat ne fait que commencer, les interrogatoires se succèdent avec leurs logorrhées technocratiques, « vous disposez toujours du matériel « , demande-t-on à Irène interloquée, « oui… le cœur de la patiente », celle-ci comprend brusquement qu’il s’agit des valves cardiaques d’une des victimes qu’elle transporte dans une mallette isotherme. Combien vaut le massacre d’une vie ? A partir de combien de morts le principe de précaution s’applique-t-il ? la réponse à ces questions sera débattue lors d’un procès fleuve contre les laboratoires Servier qui ont mis sur le marché le médicament. Ont-ils sciemment caché la toxicité du produit ? si c’est le cas il s’agit d’un empoisonnement pur et simple de milliers de victimes en France. De son côté, l’ANSM, l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé, est jugée pour « négligences », soupçonnée d’avoir tardé à suspendre la commercialisation du Mediator et d’avoir eu « des liens d’intérêt avec le groupe Servier ».
Cette pièce dénonce également les normes sociales qui contraignent le corps des femmes, la grossophobie. Claire, jouée par Marie Nicolle, n’a pas une bonne image d’elle-même, elle sort d’une grossesse épuisante avec 25 kilos en trop. C’est alors qu’elle consulte son médecin qui lui prodigue les recommandations culpabilisantes que l’on entend fréquemment, faites du sport, surveiller votre hygiène de vie, car comme chacun sait, le surpoids résulte d’un déficit de volonté. « C’est une vieille histoire dans votre famille, le surpoids, lui déclare son docteur (une femme) … Vous savez ce qu’on dit, neuf mois pour faire, neuf mois pour défaire…. Il suffit de faire un tout petit peu attention… Je vous prescris du Mediator, en plus c’est remboursé…Elle est pas belle la vie (sic !) ».
L’affaire du Mediator interroge les politiques de santé, les liens serrés entre les laboratoires pharmaceutiques et ceux qui les contrôlent, une corruption rampante entre le monde politique, le monde médical, les experts et les laboratoires pharmaceutiques. À voir de toute urgence.
Sylvie Boursier
Mon cœur texte de Pauline Bureau, éditions Actes Sud 2018.
Médiator 150mg, combien de morts ? par Irène Frachon éditions Dialogues 2013.
Captation gratuite jusqu’au 01 09 2020 sur culture box https://www.theatre-