Natasha Kanapé Fontaine
La voix tonnerre

« (…) Les grand-mères de mes frères
m’éborgneront de leurs plaintes

Elles me répèteront
assi assi assi (terre)
et je leur répondrai
eshe eshe eshe (oui)
je raccrocherai le téléphone
je n’aurai plus rien à dire
ma forêt pleure toute seule en silence
et les rivières et les lacs
et les êtres
et les esprits »*

En ces temps de confinement et de manque de cercueils pour enterrer nos morts, en ces temps où dans les EHPAD sont soufflées les vies des anciens qu’on a isolés de leurs proches, où sévit un fléau amené par la folie d’un système sans frein qui dérègle, massacre, asservit tout ce qu’il touche, en ces temps de maladie instrumentalisée par des politico-financiers sans scrupules, peut-être parviendrons-nous à entendre enfin la voix de celles qui depuis des lustres voient les cadavres s’accumuler sans trêve, de ceux qui se sont vus et se voient toujours dépossédés de leur territoires, de celles qui voient encore aujourd’hui leurs soeurs, leur mère ou leurs filles disparaitre sur des routes maudites, de ceux qui avaient tissé une autre alliance avec la terre.

Cette voix est passée par bien des gorges, a empli bien des poitrines, et toujours, elle a dit l’humain partie d’un tout. Non pas opposé, mais en fraternité avec les autres éléments, visibles ou invisibles, de ce tout hors duquel son existence n’a plus de sens. Cette voix qui nous avertit, depuis la spoliation et l’élimination pure et simple des habitants autochtones de l’Amérique, de ce qui va arriver, de ce qui se passera forcément, si on continue à ne pas respecter la vie et à préférer la prédation au don, l’objet au vivant, les doigts qui arrachent à la main tendue.

Natasha Kanapé Fontaine fait partie de la communauté innue du Canada. Elle a passé ses premières années dans la réserve indienne de Pessamit, au Québec. Les Innus, après avoir vu un grand barrage noyer la plus grande partie de leur territoire, les privant non seulement de leurs terres mais aussi de leurs rivières qui étaient autant de voies d’eau transitées en canoë et les condamnant ainsi à l’isolement, sont en lutte aujourd’hui contre la construction de l’oléoduc Costal GasLink censé passer sur leur territoire.

Les Premières Nations sont particulièrement menacées par la pandémie de coronavirus. Beaucoup de leurs membres souffrent de maladies chroniques liées à la paupérisation. Dans les réserves, les infrastructures médicales sont insuffisantes et la promiscuité liée au manque de logement multiplie les risques. Alors devant cette menace, les rangs se resserrent autour des aînés, certains partent vivre dans les bois et plusieurs communautés ont fermé les accès à leurs villages.

« Nos fils et nos filles sortiront des réserves
les aïeux sur le dos
les ancêtres à l’oreille (…)

Nos filles et nos fils sortiront des réserves
se souviendront de la misère
fabriquée
ils ramperont au sortir des réservoirs
des barrages des pourvoiries
ils murmureront
je me souviens »**

La voix de Natasha Kanapé Fontaine s’inscrit dans la lignée des An Atane-Kapesh et Joséphine Bacon. Elle dit la terre blessée:

« J’ai une terre à mourir
Avec les prairies magnétiques
Les hauts blés carabinés
Les eaux blondes toxiques »*,

les femmes et les hommes annihilés, les traces effacées dans le silence amnésique. Elle porte une parole de paix aussi, d’amour et de combat, une parole qui ne se casse pas, n’abdique pas et s’entend haut et fort. Natasha Kanapé Fontaine reçoit la vision des esprits, ainsi qu’elle le dit dans le prologue de Manifeste Assi. Elle croit aux prophéties. «  Je viens de cette lignée. De la lignée des chasseurs et des braves. Je suis la fille de ceux qui marchent dans les rêves. La petite-fille des chamans et des guérisseurs. La soeur de ceux qui parlent aux ancêtres. Je suis celle qui suit leurs traces dans la neige à -40 degrés Celsius la nuit, aux abords du fleuve. »

Natasha Kanapé Fontaine a une voix puissante, une voix tonnerre qui a le pouvoir de nous sortir de notre torpeur, une voix plus que jamais nécessaire.

« Je remonterai le pays
plus grande que les coureurs des bois
plus grande que les prémonitions
plus grande que les séquoias
mes enjambées pays mien
plus longue que les pipelines (…)

Je reprendrai possession de mes droits
je reprendrai possession de mon souffle
je reprendrai possession de mes routes d’eau » **

Kits Hilaire

* Manifeste Assi , Mémoire d’encrier 2014
** Bleuets et abricots, Mémoire d’encrier 2016

Les ouvrages de Natasha Kanapé Fontaine publiés aux éditions Mémoire d’encrier sont tous disponibles en version papier, e-pub ou pdf.

Photo © Adèle O’Longh