Nina et les manageurs au 100 ECS rue de Charenton à Paris
Mon âge d’Or au théâtre de l’Épée de bois
Dans sa nouvelle création, Nina et les managers, Catherine Benhamou raconte une expérience d’animation vécue en entreprise. L’héroïne, Nina, est comédienne. Elle est embauchée par un manager pour faire du théâtre avec ses cadres sur fond de plan de restructuration tenu secret. Elle doit les inciter à improviser des scénarios sur le thème « sortir de la crise, manager dans la tempête ». Les improvisations sont filmées et permettent au directeur et à son assistante de repérer les responsables capables de repousser leurs limites. La deuxième phase du programme suppose d’improviser individuellement un scénario destiné à modifier l’organisation du travail pour augmenter la performance, un changement qui permettra de pousser vers la sortie une partie d’entre eux. Xavier, l’un des cadres, devient l’instrument de la stratégie de l’entreprise.
Le cinéma a amplement témoigné des mutations du monde du travail souvent à marche forcée au mépris de toute humanité. On pense à Laurent Cantet dès 1999 avec son film Ressources Humaines, plus près de nous Stéphane Brizet a mis en scène la violence exercée sur les cadres dans Un autre monde. Au théâtre c’est Michel Vinaver qui a fait entrer l’univers de l’entreprise sur scène, lui qui fut PDG de l’entreprise Gillette pendant vingt-sept ans, on se souvient notamment du mémorable Bettencourt Boulevard en 2014. « L’erreur, dit Vinaver, est peut-être de penser que le travail c’est faire quelque chose, non, le travail, c’est être dans quelque chose […] Les champs de bataille se sont déplacés vers l’entreprise. Elle est un épicentre des conflits ».
Catherine Benhamou a écrit cette fiction pour se libérer d’une sensation de malaise qui n’a cessé de l’accompagner pendant sa mission. Ce malaise est perceptible sur scène tout au long du piège qui se referme sur l’ensemble des protagonistes, tous manipulés par un Big Brother dont on entend la voix off à la fin, actionnaire du groupe. Sa démonstration est sèche, implacable comme une fable qui nous alerte sur les dangers de l’atomisation des salariés.
La mise en scène de Ghislaine Beaudout relaie la froideur des mécanismes de manipulation que l’on voit se mettre en place. Paravents en plexiglas qui se déplacent au fur et à mesure des « brainstorming », « call confs », « débriefing », on évolue dans un environnement cloisonné de verre dépoli, de meubles en métal ultra-fonctionnels, d’air conditionné ; au fond du plateau un espace vide, pas un oiseau, pas une plante, comme une chambre d’hôpital blafarde, un laboratoire où les employés sont des rats. Raphaël Bertomeu a très savamment joué des éclairages qui vont accentuer les « speechs » du PDG qui se met en scène face à ses troupes tout en pratiquant l’abus de pouvoir sur ses salariés et leurs épouses, comme une résurgence du droit de cuissage ancestral. Les saynètes se succèdent, se chevauchent, les répliques claquent, il s’agit d’aller toujours plus loin, toujours plus vite. La démonstration pourrait paraître facile, si la scénographie ne mettait pas en évidence le double parlé comme disait Orwell, l’envahissement de la moindre parcelle d’intimité par l’organisation comme une hydre monstrueuse qui voudrait nous faire croire que la seule aventure méritant d’être vécue aujourd’hui est celle de l’entreprise. Pour Michel Vinaver l’être s’est substitué au faire avec une narcissisation des rapports de subordination, comme en témoigne l’inflation du vocabulaire lié au bonheur, aux savoir-être qui deviennent des paramètres de la performance. Cette pièce aborde des questions existentielles. Le travail est-il l’unique accès à une place sociale ? Comment maintenir une distance face aux injonctions mortifères ? « Jouer le jeu » dans un tel contexte conduit à un engrenage fatal.
Les comédiens défendent ce projet avec beaucoup de conviction, de panache, changeant de registre au quart de tour ; ils apportent toutes les nuances nécessaires pour composer de véritables personnages loin de l’archétype.
Danielle Linhart, sociologue du travail, a témoigné après le spectacle de la vraisemblance des pratiques mises en évidence. Voilà un théâtre engagé qui ne lâche rien sur l’esthétique et les ressorts dramatiques avec un texte ciselé de Catherine Benhamou.
Mon âge d’or est également une autofiction, écrite et interprétée par Nathalie Akoun accompagnée de deux musiciens Vincent Leterme au piano et Laurent Valero au violon et à la flûte. Commençons par la fin lorsque la comédienne chante Léo Ferré « nous aurons la mer à deux pas de l’étoile. Nous aurons l’hiver avec une cigale dans ses cheveux blancs […] tous les discours finiront par je t’aime, vienne, vienne alors, vienne L’AGE D’OR ». Son âge d’or à elle c’est son enfance, idéalisée, comme un paradis dont elle dit qu’il pèse trop lourd. On pourrait même dire l’enfance de l’art puisque la dramaturge a ce cri du cœur très tôt « je veux être saltimbanque ! ». Sa vocation précoce, soutenue par sa famille, la conduit dans des lieux emblématiques pour toute une génération. Elle y bénéficie de l’enseignement de maîtres, Antoine Vitez notamment à l’école des quartiers d’Ivry et à Chaillot. On entend sa voix dans le Soulier de Satin, aucun de ses élèves n’a pu oublier la bienveillante rigueur de ce grand professeur pour qui la notion de « débutants » n’existait pas.
On revient à la prairie de la Cartoucherie après que soient sorties de terre ces « maisons » aux noms magiques pour un enfant, l’Atrium, l’Epée de Bois, la Tempête et le Soleil où une certaine Ariane monta en 1975 son Âge d’or. Au-delà d’un hymne absolu à l’art dramatique, cette comédie musicale théâtrale est aussi un voyage dans le Paris de Zazie, quand la foire du Trône avait lieu sur le cours de Vincennes et qu’on mordait dans des pommes caramélisées de rouge. Bien que les chansons prennent trop de place par rapport au texte, on ne boude pas notre plaisir. Nathalie, une fée pas plus haute que trois pommes, nous relie à notre enfance, à nos chères universités, tout cela grâce à « trois petites notes de musique qui vous font la nique du fond des souvenirs » et une très belle complicité avec les deux musiciens.
Sylvie Boursier
Nina et les managers de Catherine Benhamou, mise en scène de Ghislaine Beaudout, du 7 au 25 avril au 100 ECS, rue de Charenton à Paris, tournée en cours d’organisation.
L’insoutenable subordination des salariés, de Danielle Linhart, éditions ERES 2021
Mon âge d’Or, mise en scène de Olivier Cruveiller, du 21 avril au 01 mai 2022 au théâtre de l’Epée de Bois, Cartoucherie, festival off d’Avignon du 07 au 27 juillet au théâtre du Petit Louvre à 21 heures.
Photo Nina et les Managers © Joseph Banderet