Notre sang A 5aa © Gina Cubeles 2021

Notre sang
d’Andrea Dworkin

À Paris dans les années 70, être féministe à mes yeux d’enfant, c’était renoncer à sa féminité. C’était être dure, masculine voire impitoyable. Si bien qu’être militante féministe sans avoir une grande gueule et un penchant pour la violence était compliqué. Pourtant, à la même époque de l’autre côté de l’Atlantique Andrea Dworkin écrivait : « Il n’y a ni liberté, ni justice à échanger le rôle féminin pour le rôle masculin. »

Dworkin, qui a rassemblé dans ce livre neuf de ses discours féministes, nous parle, sur différents registres, de ce qu’il est si difficile de regarder en face : la discrimination dont les femmes sont victimes, depuis des millénaires et pour la seule raison que leur forme est différente. Elles sont victime d’un mépris basé sur l’absence de phallus. Ce mépris est nourri par l’ignorance et le phantasme de corps qui seraient agrémentés de trous, de vides à remplir.

Notre sang c’est l’Amérike des années 70 (le K en référence à l’Amérique du Ku Klux Klan), c’est le règne de l’homme occidental dans lequel les femmes sont impures et les peaux non-blanches inférieures. En 2021 le sujet et son traitement restent d’une brûlante actualité.

À certains égards des avancées semblent avoir été menées, notamment avec #Metoo et #Balancetonporc. Pourtant, les femmes continuent de mourir sous les coups de leurs conjoints, elles continuent de se mettre au second plan par rapport aux hommes, elles continuent de sacrifier leurs vies pour que les hommes puissent vivre la leur pleinement. Elles continuent d’être harcelées, violées, ridiculisées, effacées, niées.

Je ne connais pas une femme aujourd’hui qui n’ait pas été l’objet d’un viol, d’un harcèlement, d’un abus uniquement fondé sur le fait qu’elle est femme. Et les hommes qui ont commis ces crimes restent impunis tandis que les femmes brisées par ces maltraitances peinent à réaliser les vies qu’elles s’étaient rêvées. Ces hommes que rien n’entrave dans leurs ambitions et leurs réussites continuent d’abuser du pouvoir que la société patriarcale leur confère. Leurs abus sont légitimes aux yeux de tous et de toutes. Une femme qui se plaint à son entourage le plus proche d’un manque de respect de la part d’un homme est taxée de chiante, capricieuse, susceptible, menteuse etc… Priée de se taire et de se laisser humilier car elle est femme et qu’à ce titre elle doit la fermer.
« Souvenez-vous que le viol n’est pas commis par des psychopathes ou des déviants par rapport à nos normes sociales. Le viol est commis par ceux qui incarnent les modèles mêmes de nos normes sociales… Ce sont des prêtres, des avocats, des juges, des législateurs, des hommes politiques, des médecins, des artistes, des cadres d’entreprise, des psychiatres, des enseignants. »

Dworkin propose une théorie sur le viol, acte politique s’il en est. Elle s’appuie sur la juridiction amérikaine qui, lors d’un procès considère que ce n’est pas la femme qui est la victime d’un violeur mais son propriétaire, à savoir son père ou son mari. Si la femme violée est célibataire alors il n’y a pas eu viol. On considère qu’elle s’est probablement comportée de façon ambigüe.

Le viol est aussi à la base du modèle de l’amour courtois médiéval et l’on continue de raconter aux enfants qu’une femme se doit d’être sage, obéissante, passive et qu’alors un beau chevalier l’enlèvera, la violera et lui permettra ainsi de se transformer « en un être sexualisé… forcée sexuellement dans une subjugation passionnée qui, à en croire les hommes, ferait ses délices. »

Pour l’auteure il est essentiel de comprendre qu’il y a d’autres façons de vivre sa sexualité. Ce sont les hommes qui ont établi un langage pour décrire celle des femmes, une sexualité qui n’est reconnue que dans la mesure où elle correspond à leur modèle dominant, qui implique que les femmes se soumettent à un rapport violent et destructeur. Et bien sûr les hommes le justifient par la certitude qu’elles « en auraient besoin ».

Le seul point qui dérange quant à l’ensemble de ce qui est affirmé est l’idée de rapports hétérosexuels qui engageraient systématiquement des hommes sadiques et des femmes masochistes.

Dworkin nous appelle au combat : « Je veux vous demander de prendre un engagement…pour l’abolition de la pauvreté, du viol et de l’assassinat pour mettre fin à ce système d’oppression que l’on appelle patriarcat… »

Parlant des hommes elle dit : « Nous ne leur donnons jamais assez ». Sont-ils tous incriminés ? Sans doute pas. « Tout homme qui est votre camarade s’engagera à mettre son corps, sa vie en jeu pour que vous ne soyez plus assujetties à cette indignité. »

Du Malleus Maleficarum qui a justifié l’assassinat de dizaines de milliers de femmes accusées de sorcellerie aux chinoises dont on a atrophié les pieds pendant mille ans, en passant par les esclaves noires meurtries par leurs maîtres blancs quand ce n’était pas par les esclaves masculins eux-mêmes, Andrea Dworkin dresse un constat terrifiant dans sa continuité. Elle ouvre des portes, propose des solutions pour transformer la société et en finir une bonne fois avec « ce patriarcat qui se nourrit de notre sang (impur), qui s’édifie sur notre travail insignifiant».

Alegría Tennessie

Photo © Gina-Cubeles 2021

Notre sang, Discours et Prophéties sur la politique sexuelle d’Andrea Dworkined, Des femmes Antoinette Fouque, Traduit de l’anglais (Etats Unis) par Camille Chaplain et Harmony Devillard.