Emmanuelle Bayamak-Tam est une écrivaine hors norme. Ses romans traitent souvent des familles dysfonctionnelles, maltraitantes, des marginaux, des parias, des inadaptés. Elle écrit également des romans noirs sous le pseudonyme de Rebecca Lighieri. Dans Pauvres morts elle s’intéresse au grand âge dans un registre aussi émotionnel que satirique et burlesque.
Renée a 83 ans, un âge où on n’attend plus grand-chose de la vie. Elle vit seule entourée de meubles d’une valeur inestimable, une fortune qui pourrait faire craquer un homme malgré son âge. Elle a perdu son mari, une union issue d’un mariage de raison. Elle est laide, disgracieuse, et affronte son vieillissement avec une lucidité cruelle. Son corps se délite, porte les stigmates du temps passé. Corps difforme, flétri. Corps avachi, flasque, grumeleux. La vieillesse est pour Renée une entreprise de démolition.
Habituée à la solitude, avec comme seules activités la messe, les courses et quelques sorties, elle sait qu’on ne lui adresserait pas un regard si ses bijoux somptueux n’attiraient la convoitise.
“À nos âges un rien nous sert d’occupation. (…) Sur mon frigo j’aimante consciencieusement la liste de mes courses et de mes quelques rendez-vous : carottes, vinaigre, café, dentiste, banque, rhumatologue. Et à la réflexion, j’intitule ma liste ”Ma vie” parce que c’est exactement ça. Le sentiment qu’aucune vie n’aurait dû être aussi vide et vaine que la mienne l’a été. La conviction qu’aucun dieu vraiment juste ne laisserait nos corps s »abîmer, ne les laisserait parvenir à ce point ou le désir aveugle peut s’aveugler.”
Justement, c’est à la messe que Renée rencontre Sandor, jeune homme élégant, séducteur et entreprenant, qui s’intéresse à elle. Les désirs bruyants de Renée s’affolent, remontent à la surface. “Il n’y a pas d’âge pour les rêves de midinettes, les entrejambes moites.” Quel prix devra-t-elle payer pour échapper à la solitude ? Trouver des raisons de se sentir encore désirable et vivre une dernière fois des lendemains aimants ? Elle va jouer son va-tout sur cette relation et tout miser sur un dernier sursaut du désir.
Mais ce jeune homme si délicat, si prévenant, aux allures de mari idéal, veut tout d’elle, non seulement sa richesse, mais aussi son âme. Renée, pas dupe, préfère ne rien savoir de ses motivations. Certes Sandor en veut à son argent mais il est prêt à la sortir de l’enfer. Un jour, Renée fait la connaissance de Nelly, elle aussi embarquée dans un prochain mariage arrangé et également désespérée par le désastre de la décrépitude des corps. Elles partagent leur angoisse de la mort et imaginent un subterfuge pour conjurer la décomposition post-mortem. Un pied-de-nez à la mort et à la putréfaction incontournable. Leur amitié va ouvrir l’horizon des possibles et les conduire l’une et l’autre vers des décisions inattendues.
Emmanuelle Bayamak-Tam essaye d’apprivoiser la mort et nous aide à nous familiariser avec ce qu’elle a de plus effrayant. On frissonne à ces évocations d’une crudité mordante. Aucune complaisance dans l’état des lieux de la déconfiture. Un simple fait. Insupportable, intolérable. Le naufrage d’une vie, c’est tout.
Tout est remarquable dans ce roman. Un style à couper le souffle, une histoire d’une richesse narrative exceptionnelle. Emmanuelle Bayamak-Tam mérite d’être reconnue pour ce qu’elle est : une grande écrivaine.
Francine Klajnberg
Pauvres morts d’Emmanuelle Bayamack-Tam, P.O.L 2000