Sarraute aux Abbesses
Lapeyre Mazérat aux Déchargeurs

Cycle Sarraute à la Manufacture des Abbesses
Arrête, je vois la parole qui circule dans tes yeux, au Théâtre des Déchargeurs

« Je n’aime pas ces étalages de soi-même » disait Nathalie Sarraute. De fait, sa prose est aux antipodes d’une littérature des petits moi. Comme Marguerite Duras ou même Patrick Modiano, elle cherche le mot juste, met en garde contre le lyrisme, le « prêt à porter » de la narration. Sa biographie, Enfance, rédigée à l’âge de quatre-vingt-trois ans est un modèle du genre ; pas de hauts faits mais des petits rien, une parole, un échange de regards, une main tendue ou refusée, des signes que l’enfant interprète, ressent et que l’écrivain nous transmet par des dialogues, des saynètes concrètes. Son goût précoce la fait mettre ses idées, ses inventions sur papier comme un jardin secret. Ainsi la petite Natacha note sur un carnet des fragments d’un futur roman qu’elle montre un jour à un ami de sa mère, celui-ci lui répond sèchement « avant de commencer à écrire un roman, il faut apprendre l’orthographe ». Son enfance est solitaire, peu chaleureuse, ballottée entre la Russie et la France suite à la séparation de ses parents, sans avoir jamais de « chez soi ». La petite se sent abandonnée par une mère distante marquée par la mort d’un enfant, comme Françoise Dolto. Toutes deux développeront une pensée très libre et une grande curiosité intellectuelle au grand dam de leurs parentes.

Tristan le Doze adapte ce texte, sa mise en scène dépouillée va à l’essentiel avec deux comédiennes d’une grande justesse, qui se laissent guider par le texte sans chercher l’effet. Anne Plumet est la narratrice, tantôt joyeuse, tantôt triste, toujours vivante ; elle s’appuie sur l’enfant qui est en elle plutôt que de mimer un enfant, ainsi lors de l’enterrement en grande pompe d’une graine de pastèque toute noire, qui revêt une dimension sacrée. Marie Madeleine Burguet incarne tous les tiers, la mère, le père, la nourrice, le double de la narratrice qui la pousse dans ses retranchements : « Tu sentais cela vraiment à ce moment ? » […], « Fais attention, tu vas te laisser aller à l’emphase […] », « En es-tu sûre ? ». Elle est précise, concise, un regard, un sourire à peine esquissé, tendre ou dédaigneux et l’on saisit immédiatement ce qui se joue dans la relation à ce moment-là. Une belle complicité entre ces deux comédiennes.

En alternance on peut voir Gabriel le Doze et Bernard Bollet dans Pour un oui pour un non. Dans cette pièce devenue un classique, Nathalie Sarraute traque chaque mot, à chaque silence on risque l’explosion. Tout part d’une petite phrase anodine en apparence « C’est bien, ça » prononcée par l’un des protagonistes et voilà la mécanique implacable d’une relation qui se délite sous nos yeux, à bas bruit sans éclats de voix. Car ce qui est dit est interprété comme une marque de condescendance par celui auquel elle s’adresse, elle le blesse, le renvoie à d’autres propos de son ami jugés humiliants. Le duo à la diction impeccable fait résonner les multiples nuances d’un texte faussement simple, les sous-entendus. Leur interprétation subtile réussit à distiller une peur diffuse, presque de l’effroi. Ces deux spectacles qui vont ensemble témoignent d’un fort esprit de troupe avec des artistes qui se connaissent bien, s’apprécient, se soutiennent, allez retrouver Sarraute avec eux.

Toujours sur le thème du langage, les Déchargeurs accueillent une création étonnante à mi-chemin entre théâtre, mime et performance chorégraphique, Arrête je vois la parole qui circule dans tes yeux. Malgré un titre peu accrocheur, la démarche de Capucine Baroni et Théodora Marcadé, les deux comédiennes, mérite d’être saluée. Elles se sont documentées sur l’origine de la parole, à partir d’essais, d’ouvrages psychanalytiques et ont réalisé plus de 30 heures d’entretiens auprès de proches ou d’inconnus sur leur rapport au langage. Le résultat est bluffant, une exploration visuelle autant que sonore qui passe en revue les figures de style, oxymore, synecdoque, litote, allégorie, les accents aigus ou méridionaux, les rapports de pouvoir, les borborygmes, les mimiques, bégaiements et autres ratés de la langue au sens propre. Elles nous montrent ce que parler veut dire en se déchaînant littéralement sur un carré blanc au sol, roulé-boulé, chandelles, arabesques, on est presque étourdi de leurs enchaînements fluides souvent cocasses. Ces deux sirènes vêtues de justaucorps blancs des pieds à la tête se plient et se déplient, débordées par des mots qui jaillissent à la manière de l’Oulipo, ou comme chez Valére Novarina. Ce spectacle mérite vraiment de trouver une production pour être vu par un large public.

Sylvie Boursier

Enfance et Pour un Oui, pour un Non, mise en scène de Tristan Le Doze, du 16 février au 14 mai en alternance à la Manufacture des Abbesses.
Enfance de Nathalie Sarraute, éditions Folio Gallimard 1983.

Arrête, je vois la parole qui circule dans tes yeux, création collective mise en scène par Claire Lapeyre Mazérat, du 27 02 au 22 03 au Théâtre des Déchargeurs, tournée à prévoir.

Photo Enfances © Marek Ocenas.

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