Le mot sentinelle vient de l’italien sentinella, de sentire, entendre. Il désigne un veilleur qui fait le guet, à cheval entre deux mondes, l’un connu, d’où il vient, et l’autre inconnu. Jean-François Sivadier ne donne pas d’explication à son titre, il préfère laisser libre cours à l’imagination des spectateurs.
L’artiste peut être considéré comme une sentinelle, un guetteur à l’affût d’une image, d’un mot, d’une forme, d’un son comme dans ce spectacle où évoluent trois pianistes virtuoses. Nous les suivons depuis leur enfance, les premiers concerts, leur formation, la passation des concours internationaux. Les personnages s’inspirent de figures connues comme Sergiu Celibidache qui fut un légendaire chef d’orchestre et un immense professeur. Les trois amis se rencontrent très jeunes ; ils partageront tout, la violence de la compétition, la solitude du soliste, la cruauté de certains maîtres qu’ils admirent, l’amour absolu de la musique. Chacun admire en l’autre ce qu’il n’a pas, jusqu’à ce que le génie de l’un d’eux les sépare à jamais. Mathis, inspiré de Glenn Gould, est brillant et indépendant, ses avis claquent comme des sentences tandis que Raphaël a une conception émancipatrice et politique de l’art. Pour Swann, qui vénère Mozart, la musique relève du sacré. Il se pourrait que la réalité soit plus composite tel le portrait esquissé par Raphaël de l’homme aux trois visages « Le premier regardait toujours devant lui, le deuxième était tourné vers le ciel, le troisième avait les yeux fermés.”
L’auteur écrit pour la scène, pour des comédiens qu’il connaît bien. Son style est riche, extrêmement ciselé, avec un mélange de poésie et d’images familières qui parlent à chacun quelles que soient ses références. On adore certains passages savoureux où Mathis étrille Mozart au risque de passer pour un malade mental aux yeux des autres « Mozart c’est pas un chercheur c’est un décorateur […] au lieu de se confronter au vide, il remplit tout avec l’orchestre… le piano devient totalement inexistant. Il ne se passe plus rien. J’aime bien Mozart, seulement il est mort trop tard. »
La bande son éclectique mélange des chansons populaires avec Schubert, Back, Boulez, Rachmaninov et tant d’autres. Un ange passe lorsque la voix de Barbara résonne « quand je serai morte enterrez-moi dans un piano noir comme un corbeau ». L’espace s’inspire vaguement d’une école de musique avec des partitions, des objets épars comme sur un chantier ; aucun piano dans ce « non-lieu », le spectateur voyage par la force du récit entre passé et présent, salle de concert et laboratoire de recherche. En voix off : Martha Alguerich, des bruits du quotidien, un oiseau qui chante.
Sur le plateau minimaliste vont se succéder pantomimes, chorégraphies à la Pina Bausch, improvisations prenant à partie le public, « Bach ou Mozart ? », « La Truite ou le Boléro ? », « Vivaldi ou Mozart ? », « Jacques Brel ou Barbara ? », « Stromae ou Orelsan ? ».
S’il ne fallait retenir qu’une raison de voir cette pièce ce serait la performance de ces trois athlètes, Vincent Guédon, Julien Romelard et Samy Zanouda qui dansent leur partition, nous font ressentir ce que peut être l’oreille absolue, la caresse d’un Steinway imaginaire, l’harmonie, le rythme, la musicalité. Les dos s’arc-boutent, les doigts se tendent, les bras s’arrondissent. Un des moments le plus frappant du spectacle est celui où Glen Gould joue seul, la nuit, les Variations Goldberg, le comédien, pieds nus et vêtu d’un pantalon et d’un débardeur, occupe tout l’espace, dans un corps à corps avec l’instrument. Gould chantait souvent les notes en jouant. Même en concert, ses lèvres bougeaient, lorsqu’une de ses mains se détachait du clavier, elle continuait de se mouvoir dans l’air. L’épilogue du spectacle, où tout se rassemble, est le fameux concours Tchaïkovski de Moscou. La voix d’Elena Takiliev, qui le dirige d’une main de fer martèle le défilé des candidats « next, next ». Les trois marathoniens s’élancent alors pour un ultime solo chorégraphique…
Deux heures quinze d’une traversée solaire, embarquez-vous !!
Sylvie Boursier
Sentinelles, texte et mise en scène de Jean François Sivadier, création à la MC 93 Bobigny, théâtre de Malakoff du 2 au 4 février 2022, tournée à Caen, Colmar, Nancy en mars 2022, Besançon, Clermont-Ferrand, Dunkerque en avril, Amiens et Béthune en mai, texte édité aux Solitaires Intempestifs en 2021.
Photo © Jean Louis Fernandez