Si vous n’avez pas encore vu Saint Omer
d’Alice Diop

Au début du film, on voit Rama, le personnage témoin du film, dans son rôle d’universitaire : elle projette pour ses étudiants une séquence d’archive où des femmes tondues sont rassemblées sur un camion pour qu’on promène leur honte à travers la ville. Cette séquence se superpose à la bande-son d’Hiroshima mon amour, de Marguerite Duras. On voit ainsi dès le début de ce long film qui ne cesse de déplier ses arrière-plans que Rama transpose toujours ce qu’elle vit, ou qu’elle pratique d’une certaine façon l’exégèse de la réalité à travers ce qu’en a fait la fiction, ou la légende. Et lorsqu’elle se rend à Saint-Omer pour assister au procès de Laurence Coly, jeune femme d’origine africaine comme elle qui a tué sa petite fille de quinze mois en l’abandonnant à la marée montante, c’est Médée qu’elle a en tête, titre qu’elle veut donner au travail littéraire qu’elle compte tirer de ce procès. Elle compte même titrer cet écrit « Médée naufragée ». Mais peu à peu, face à cette meurtrière à la fois décorporée et confuse, mais qui s’exprime avec précision et même dureté, elle se voit prise dans une toile qui la renvoie à sa propre condition, quoique le seul point commun qu’elle ait avec Laurence soit d’être une Africaine cultivée des classes supérieures.

Rama est enceinte, et dès le début on voit que ses rapports avec sa mère sont distants, lourds de non-dits. Elle refuse de s’occuper de cette mère qui ne lui parle pas plus qu’à ses sœurs. C’est une femme mutique et qui semble broyée par des douleurs secrètes. Le film, au fur et à mesure que le procès se déroule, explore le rapport difficile des mères aux filles et des filles aux mères. Car Laurence, c’est du moins ce qu’elle dit, est plus proche de son père brillant que de sa mère subalterne. Ses deux parents ont pour elle des ambitions impitoyables, mais elle les déçoit en abandonnant le droit et en optant pour la philosophie.

Alice Diop et Marie Ndyaye, coscénaristes avec Amrita David, ont toutes deux été fascinées par l’affaire Fabienne Kabou, dont le film est une transcription fictionnelle assez fidèle pour épouser par moments les minutes du procès. Assez distante cependant pour créer le personnage de Rama, ni juge ni partie, mais prise comme une mouche dans ce jeu entre fiction et réalité qui se décline chez Laurence en torsion létale et décrochage de la réalité. Car on comprend que la folie s’est emparée de cette jeune femme comme la mer montante de sa fille, dans une solitude et une obscurité grandissantes. Le film a choqué de telle façon qu’on pourrait presque tracer une frontière politique entre ceux qui l’ont aimé pour sa complexité et ceux qui l’ont honni pour son angle de vue. On retrouve les mêmes clivages que lors du procès de Fabienne Kabou. Le père de l’enfant, ancien trader devenu sculpteur, pourrait apparaître comme le personnage le plus piteux de sugar-daddy que la fiction ait porté, sans parler de la réalité, et il n’en manque pas. Lorsqu’ils se rencontrent, Laurence a vingt-quatre ans et lui cinquante-sept. Il est compliqué, dans notre pays, d’aborder le sujet clivant des rapports de force entre les sexes, comme il est délicat de pointer du doigt les ressorts toujours sensibles du racisme, mais c’est bien de cela qu’il est question. Le procès va donc consister en grande partie, tant au prétoire que dans la presse, à atténuer le tableau peu glorieux que donne un vieux Français friqué avec une jeune Sénégalaise sans emploi qui a brûlé ses vaisseaux. Le moins qu’on puisse dire est que son art le rend aveugle à ce qu’il a sous le nez, comme la bascule progressive de sa compagne dans une dépression profonde. À la culpabilité évidente de la mère répondent des culpabilités plus diffuses, l’indifférence littéralement surréaliste du père, les préjugés raciaux toujours en vigueur qui s’expriment avec brutalité, ou pas (« La presse dit qu’elle s’exprime dans un français remarquable » dit l’éditeur de Rama, à quoi celle-ci répond un peu sèchement « Elle s’exprime comme une femme éduquée, c’est tout ».) Lors du procès, le contexte est très peu interrogé, comment cette jeune femme et ce bébé peuvent vivre dans l’atelier du sculpteur comme une chienne et son petit, tandis qu’il continue sa vie absolument inchangée, avec ou sans elles, et de toute façon sans elles, même si elles sont là. Du reste il s’absente souvent car son frère souffre d’une maladie mentale, ironie macabre du sort, laissant Laurence et Lili seules et recluses dans ce lieu qui n’a rien d’une pouponnière.

Rama vit ce procès de façon viscérale, et sa peau noire incite la mère de Laurence à se rapprocher d’elle, et même à tenter d’établir une autorité sur elle. L’avocat général est une brute qui ne fait pas mystère de ses préjugés, tandis que la juge et son avocate s’efforcent de comprendre cette déroutante criminelle qui parle avec froideur d’un meurtre horrible comme si elle ne l’avait pas commis. On se prend à plaindre la pauvre Lili, engloutie par la submersion de sa mère dans la folie autant qu’effacée par l’indifférence de son père. La plaidoirie de l’avocate, à la fin, est bouleversante, une tentative pour réparer post-mortem la déchirure entre la petite fille morte et sa mère devenue fantôme. Enfin elle arrive à briser le mécanisme de dissociation qui séparait Laurence de son crime, la faisant fondre en sanglots convulsifs.

Rama, jouée par Kayije Kagame avec profondeur et retenue, est une femme brillante, elle gagne bien sa vie et son compagnon n’est pas un vieillard égocentré. Ils sont manifestement égaux et il se montre au contraire affectueux et à l’écoute. Pourtant les rapports de Laurence avec sa mère font écho à ceux que Rama entretient avec la sienne. Et c’est par le biais de cette mère infanticide qu’elle accepte de renouer les liens avec le fantôme accablé de douleur qu’est aussi sa mère, acceptant son silence et son opacité, tandis que grandit en elle une enfant qu’elle ne veut pas inscrire, sans doute, dans une continuité de ruptures et de déchirements. La performance de Guslagie Malanda dans le rôle de Laurence Coly est impressionnante. Sa présence, sa puissance ambivalente et sa vulnérabilité, l’armure rigide de déni dans laquelle elle est engoncée, si loin des humains, ses formules surprenantes (« Pourquoi avez-vous tué votre fille ? » « Je ne sais pas. J’espère que ce procès me l’apprendra. » ou plus tard, à propos des brimades : « Quand vous avez face à vous une femme qui a tué son bébé, vous ne pouvez pas vraiment vous attendre à de la sympathie. Je partageais leur horreur. ») Son attitude calme qui parfois évolue en immobilité fébrile, ses extraordinaires variations de ton, si subtiles, qui dans un discours presque mécanique laissent fuser des remous émotionnels intenses, tout son jeu traduit sans effets inutile et avec une remarquable économie de gestes l’étrangeté irréductible de Laurence, dont on arrive à saisir le parcours catastrophique et le désarroi, mais jamais vraiment les hermétiques motivations.

Lonnie