Photo © Adèle O’Longh

Vanda
de Marion Brunet
Regards croisés

Vanda, dans ce roman qui a la dynamique d’un maelstrom, on la rencontre tout de suite. Elle est bourrée, son gosse de six ans dort dans le coffre de sa bagnole, sa vie est un lent naufrage mais elle n’est pas vaincue. Elle vit à Marseille et se débrouille avec sa caisse pourrie, sa cabane au bord de l’eau, son boulot de merde et l’impossibilité grandissante de joindre les deux bouts et de coordonner tous les horaires de son âpre existence, celui du taf, celui de l’école, celui qu’il lui faut bien aussi pour prendre aux jours qui passent un minimum de plaisir. Picoler, faire la fête, baiser, nager. C’est une jeune femme qui n’a pas besoin de grand chose pour profiter intensément de la vie, s’enivrer de l’amour de son petit, son Bulot. Elle chemine au bord du précipice et on comprend que cette mère farouche et colérique a très tôt été dépouillée de toute confiance. « Vanda a admis très tôt qu’elle était seule, comme on est seul au jour de sa mort. Elle en a consommé la douleur jusqu’à en faire une identité, une armure. »

Comme toutes les personnes qui vivent dans une extrême précarité, elle passe d’un jour à l’autre sans faire d’autre projet que celui de continuer à vivre avec son fils Noé, le tendre petit Bulot, à proximité de la mer, sans qu’on lui cherche noise et en trouvant toujours des plans pour survivre.

À l’hostau psychiatrique où elle est femme de ménage, elle a des cinglés une compréhension sans le moindre préjugé. Elle est payée pour le savoir, avec sa solitude, les tatouages dont elle est couverte, « …ses rires déployés, excessifs et jubilatoires au point de créer le malaise… » et ses cheveux fous, il n’y a pas tant de différence entre les gens qui ont inventé les passages piétons et ceux qui sortent des clous. Le fait qu’elle assume sa marginalité laisse croire qu’elle l’a choisie, bien qu’à l’évidence le manque de réseau d’amis bien installés dans la vie, de soutien familial, de fric l’ait fait passer par des chemins plutôt étroits. La plupart des potes de Vanda sont comme elle, dans une mouise fluctuante. Mais à l’instar d’un animal qui habite un pays particulièrement rude, Vanda habite son destin de misère sans se poser trop de questions. Il y a donc elle et son fils Noé, en symbiose, dans une drôle d’ambiance de fin du monde qui est juste leur quotidien. Et puis le père se pointe.

L’histoire n’est pas seulement celle de Vanda, qui ne peut pas arriver à l’heure à l’école, dont la bagnole tombe en panne quand elle n’a pas un sou devant elle pour la réparer, qui est au premier rang des gnons au boulot, dernière arrivée, première jetée. Qui se cogne aux débordements de violence policière (le roman fait allusion au tabassage sauvage par les flics d’Angelina, 19 ans à l’époque, qui avait eu une fracture du crâne et de multiples blessures, et dont le dossier vient d’être enfin rouvert par la Justice cinq ans plus tard, après deux non-lieux. Il rappelle aussi l’affaire de Zined Redouane, octogénaire gravement blessée dans son appartement du quatrième étage par une grenade lacrymogène tirée délibérément vers elle, et qui est morte le lendemain). Aux licenciements-torchon. Qui éprouve cette terreur des services sociaux que tous les gueux comprendront, tant en France la pauvreté et la galère sont malheureusement les raisons qui entraînent trop souvent, par une série de dégringolades sociales dues aussi à la férocité grandissante des conditions de vie, le placement des enfants. Punir d’avoir été puni. Car les pauvres, c’est de notoriété publique, sont responsables de leur pauvreté et coupables de faire vivre leurs mômes dans des taudis, de les faire mal dormir et mal manger, de les exposer au danger. Et si en plus ils fument ou picolent un peu pour se donner du cœur au ventre, le tableau est complet. On voit que Vanda coche toutes les cases. Au moment où l’histoire commence, Simon, le père de l’enfant, qui a refait sa vie à Paris, est devenu un graphiste estimé et vient de perdre sa mère, fait un come-back à Marseille, apprend qu’il a un fils et s’y intéresse brusquement. Son irruption dans le décor va accélérer la chute de la jeune femme, autour de laquelle tout fait mâchoire de piège. Elle perd sa bagnole, la menace de signalement aux services sociaux se précise, elle perd son boulot. Pas assez de salariés à l’hostau psychiatrique, un drame, et pourtant les compressions de personnel s’accentuent. Des petits retours vers le passé précisent l’ampleur de sa précarité, elle qui à l’occasion doit décarrer du cabanon le temps qu’il soit loué l’été et qu’elle se démerde avec son gosse sous le bras, offerte à toutes les avanies de saison.

Les seules personnes affectueuses et secourables qu’elle ait rencontrées sont un couple de vieux navigateurs à Tanger. Visiblement pas sa mère, plus préoccupée par ses amours que par leurs conséquences. Certainement pas Simon, qui ne pense jamais aux autres que sous l’angle de l’effet qu’ils lui font, de la façon dont ils peuvent lui servir. Simon ne l’a jamais présentée à sa mère, trop cinglée, trop border-line sans doute. C’est un homme qui aime les compartiments, et qui n’envisage les autres que de son point de vue. Leur accorder une altérité est au-delà de ses forces. Percevoir ce que signifie au jour le jour la précarité absolue de Vanda ne l’effleurera pas plus que l’institutrice de son gamin. Elle est en faute, point barre. Et l’immense force qu’il y a dans le fait de rester debout, de rester quelqu’un d’aimant et d’attentif dans des conditions aussi extrêmes, de jouir de la mer, du sexe, d’envisager une échappatoire, de se défendre, ne lui apparaît pas. Vanda veut le spolier de ce gamin que comme dit vertement sa compagne Chloé elle a porté toute seule, pondu, torché et inscrit à la crèche, et qu’il a eu simplement parce qu’il avait baisé sans capote. Il était sans entrailles, il va devenir sans merci. Pas une seconde il ne pas se poser de question sur l’énorme dissymétrie sociale qu’il y a entre lui et Vanda. La mécanique du drame qui va broyer tout le monde est par lui enclenchée.

Vanda est juste un fétu parmi d’autres fétus, la môme tabassée jusqu’au coma par les flics, les gilets jaunes poussés à bout et exposés à la violence déchaînée de la répression, Magalie devenue folle à cause de managers inspirés des Chicago boys, le cinglé qui se noie dans la douche par manque de personnel. « Ouais c’est dur, on compte tellement pour rien. C’est même plus du cynisme, c’est au-delà », dit un de ses potes de galère, et elle a bien conscience de n’être rien ni personne, ni pour ceux de l’Empyrée, ni pour le père de son enfant ou ceux qui ont eu la chance, et avaient les billes pour ça, de garder la tête hors de l’eau. Au-delà de cette chronique terrible des vies condamnées, de la hantise constante de Vanda dans ses cauchemars ou ses idées noires, ce beau roman fait la chronique du monde tel qu’il est, en perdition, promis à la fournaise et à l’abandon des plus fragiles, impitoyable.

Lonnie

Vanda, de Marion Brunet, éditions Albin Michel, 2020.

Photo © Adèle O’Longh