Illustration © Gina Cubeles 2023

Ismaëla
de Catherine Weinzaepflen

« Je ne peux pas être palmier. J’aimerais être l’un de ceux qui bordent la falaise de Santa Monica, au-dessus de la plage, ces palmiers d’une hauteur de quatre étages qui se balancent doucement. »

Ismaëla a eu une hémorragie cérébrale. Puis une autre. Et elle est morte. Parce que « La chirurgie qu’il eût fallu pratiquer à la suite de la seconde hémorragie était trop coûteuse. » À Los Angeles, bien loin de Oaxaca, sans même que le médecin chef juge utile de demander à sa famille si quelqu’un avait les moyens de payer. Pas la peine ; sa fille, Paz, travaille de nuit dans ce même hôpital. Ismaëla est une sans nom et sans visage, le médecin ne s’y est pas trompé, l’administration non plus.

Quantités négligeables, donc, Paz et sa mère. Et quand la mécanique ne fonctionne plus, quantité bonne à jeter. Ismaëla n’aurait plus besogné aussi bien après sa seconde hémorragie, alors pourquoi la réparer ? Autant la balancer tout de suite, comme toutes les machines en bout de route. Marche plus ? On benne.

Ainsi va la mort, dans la machine à broyer du libéralisme. Ainsi vont les vies qui ne valent rien. Des vieux pauvres qu’on aide charitablement à mourir plus vite en Allemagne, aux maltraitances des crèches et des Ehpad. Ainsi tourne le manège des éternels remplaçables, de ceux dont la présence à centaines de milliers, à millions, dans les rues de France ne change rien du tout à la donne, des corvéables, fracassables, absents des programmes. Peuvent bien s’époumoner, d’en bas, les pauvres, ceux qui ne voient jamais l’ombre d’une corde autre que celle qu’ils ont au cou, en haut plus personne ne fait même semblant de tenir compte de leurs cris, ils resteront dans leur faille, crevasse, cul de basse-fosse, tabassés, amputés ou éborgnés s’ils bronchent, tandis que sur les sommets, le pas restera ferme, le menton levé et les poumons gonflés d’air frais.

Le peintre, Clément Nato rencontré dans le bus, dont Ismaëla aimait les œuvres, aurait payé son opération, pourtant, s’il avait su. Mais le médecin chef ne lui a dit qu’après son décès qu’Ismaëla aurait pu être sauvée, concluant par un « Trop tard » aussi cynique qu’obscène, aussi infâme qu’habituel dans un pays où les soins essentiels sont privatisés.

Catherine Weinzaepflen nous raconte délicatement, doucement, qui était cette femme. Qui elle était dans cette vie de Los Angeles, qui elle était à Oaxaca, Mexique. Elle nous raconte le désert traversé à pied pour passer la frontière, la souffrance et la soif, les errances ensuite, les enfants restés derrière, la langue nouvelle qui écorche, les deux tiers de ses revenus de femme de ménage envoyés chaque mois au pays, les moments de paix, les employeurs, les tristesses, les rêves de ses nuits agitées, et puis ses bonheurs, le souvenir de David, fugace amour sur la route de l’exil, l’océan… Et c’est bien de le dire comme ça, de cette façon douce et simple, sans pathos ni surenchère, de juste raconter. Au plus près.

Kits Hilaire

Ismaëla de Catherine Weinzaepflen, roman, Éditions des Femmes, 2023.

Illustration © Gina Cubeles 2023