Nicolas Bouchaud est un comédien rare ; grand lecteur, homme de culture, il poursuit depuis des années sa recherche sur des textes non théâtraux qu’il met en scène en compagnie de ses deux complices Véronique Timsit et Éric Didry . En 2011 il avait créé La loi du marcheur à partir de l’entretien accordé à Régis Debray par Serge Daney, grand critique des Cahiers du cinéma. Avec beaucoup d’intelligence il s’était confronté en 2017 à un texte philosophique de Paul Celan sur la nature de l’acte poétique intitulé Le Méridien. A chaque fois, le public avait été conquis par la puissance de jeu de cet acteur physique aux partis pris esthétiques exigeants qui veut « vérifier qu’il est possible de faire du théâtre avec de la pensée ». Il appartient à la grande tradition théâtrale de la troupe, des saltimbanques, à qui il rend hommage dans son ouvrage Sauver le moment paru chez Actes Sud en 2021.
Aujourd’hui il s’empare du documentaire de Claude Lanzmann Un vivant qui passe, récit de l’entrevue que celui-ci a eu avec Maurice Rossel, le délégué de la Croix-Rouge missionné pour visiter le camp de Theresienstadt en juin 1944, qui rendit un rapport positif sur les conditions de vie dans ce camp. Dominique Lanzmann a mis à disposition de l’équipe les rushes coupés au montage. Là où Lanzmann insistait sur la responsabilité individuelle de Rossel, les rushes, sans le dédouaner, permettent de le situer dans le contexte des grands organismes internationaux et des instances dirigeantes suisses clairement anticommunistes, dont la doctrine resta la « neutralité » et le respect de cahiers des charges négociés à l’avance avec les nazis. L’équipe artistique a puisé dans ce matériel brut et nous propose d’en partager les questions éthiques : que voit ‘on quand on regarde ? S’en tenir aux faits, au mandat de l’institution dont on dépend, est-ce suffisant ? Rossel, sans être un héros, était clairement un homme de gauche antinazi, pourquoi n’a-t-il pas exigé d’aller au-delà de ce que les SS ont bien voulu lui montrer ? Qu’a-t-il réellement vu, pressenti ? pouvait ‘il déroger au mandat du CICR, que risquait il ?
S’il avait suivi ses intuitions, s’il était allé au-delà de mascarade organisée pour ses visites, le cours de l’histoire aurait -il été différent ? On peut en douter si l’on se réfère au témoignage de Jan Karsky, le résistant polonais qui a vu les conditions de vie dans le ghetto de Varsovie en 1942 et n’a eu de cesse d’alerter les plus hautes autorités alliées. Quand, au sortir de la guerre il les a entendu dire qu’elles découvraient l’holocauste, sa vie est devenue un enfer, il resta mutique jusqu’au film Schoah, où Lanzmann lui redonna la parole.
Les spectateurs repartent avec ces questions, qu’aurions nous fait ? Que faisons-nous? Car comme dit Claude Lanzmann, « ça commence aujourd’hui ».
Nicolas Bouchaud est Rossel et Frédéric Noaille Lanzmann. Les deux comédiens composent de vrais personnages complexes, différents des protagonistes historiques ; Rossel surtout, assez méfiant, qui cherche une complicité avec son interlocuteur à partir de sous-entendus supposés communs « mais tout ça vous le savez mieux que moi… inutile de développer », il joue la naïveté, s’excuse de ne pas répondre à certaines questions, jusqu’au moment où Lanzmann le confond en lui apportant les preuves de la manipulation dont il a été l’objet, « Vous avez vu ce que l’on a bien voulu vous montrer, fait le rapport que les nazis ont voulu que vous fassiez ».
Tout au long de cette contre-enquête les deux comédiens déploient toutes les facettes d’un affrontement à fleurets mouchetés. Nicolas Bouchaud joue avec finesse de tous les ressorts dramatiques, la candeur, la connivence, la déstabilisation, la confusion réelle ou feinte, l’embarras qui laissent transparaitre progressivement un antisémitisme rampant.
Lanzmann fait preuve de douceur, d’une certaine déférence apparente au début : « Vous êtes un personnage important. Il n’y a plus beaucoup aujourd’hui d’hommes comme vous, ayant fait ce que vous avez fait ». Son ironie distanciée, sa fougue, absentes dans le documentaire d’origine, rendent plus implacables les moments de confrontation. Le délégué international, dénué de toute émotion, s’étonne que les « israélites », comme il dit, ne lui aient pas fait un signe, un clin d’œil pour l’alerter sur leur situation, son interlocuteur lui rétorque que c’eût été la mort assurée. Il prend conscience au fur et mesure de l’échange de la manipulation savamment orchestrée pour sa visite, des multiples répétitions imposées aux juifs qu’il trouve « fuyants », peu coopératifs. Lanzmann maîtrise son sujet à la ligne près et lui renvoie les contradictions de son rapport: « Vous écrivez : c’est une ville normale et plus loin : cette ville juive est vraiment surprenante. »
On ne tombe pas dans le piège de l’émotion, du mémoriel, pour privilégier l’intensité du fil dramatique qui pourrait rompre à tout moment si Rossel mettait fin à l’entretien. Là où les nazis mettaient en scène leurs victimes pour tromper les regards extérieurs, le théâtre met à jour les faux semblants et questionne l’histoire.
Nous ne sommes pas près d’oublier la chanson yiddisch intitulée La ville comme si, composée par un déporté, un de ceux dont Rossel a l’impression qu’il se dit, « En voilà un qui vient. Un vivant qui passe et qui n’est pas un SS ». Notre duo l’interprète à la fin sur un air des Max Brothers, « On fait comme si/comme si café/comme si repas/comme si travail/ comme si chanté. On n’a pas chanté, on n’a pas travaillé. »
En tournée ou lors de sa reprise à Paris, ne ratez pas ce grand rendez-vous !!!
Sylvie Boursier
Photo © Jean louis Fernandez.
Un vivant qui passe mise en scène d’Éric Didry au théâtre Bastille du 13 décembre au 7 janvier 2022 dans le cadre du Festival d’Automne à Paris, à Lausanne le 3 et 4 février, Cergy-Pontoise les 9, 10, 11 et 12 février, Clermont-Ferrand les 22, 23 et 24 février, Caen les 2, 3 et 4 mars, Nice 22 et 23 mars, Saint-Nazaire les 29, 30, 31 mars, Aix en Provence les 4 et 5 avril, Toulouse les 8 et 9 avril. Reprise à Paris à prévoir en 2022-2023.
Un vivant qui passe Auschwitz 1943-Theresienstadt 1944, documentaire de Claude Lanzmann, édité chez Gallimard 1997.
Sauver le moment de Nicolas Bouchaud, Actes Sud 2021.