Nu
au théâtre de Belleville

Les canons esthétiques ont longtemps régi l’art, le nu était représenté sous des formes idéalisées avec une éternelle jeunesse, en témoigne la statuaire gréco latine. Tout au long du XX° siècle la peinture s’est libérée des conventions et progressivement ouverte aux corps vivants dans leur fragilité, ainsi les vieilles putains d’Otto Dix à la peau flétrie de tous les malheurs de l’existence.

Le metteur en scène David Gauchard, s’est intéressé à celles et ceux qui rendent possible cette vérité mise à nu, les modèles vivants, profession très peu référencée, souvent objet de mépris social. Quelles sont leurs motivations, que ressentent-ils face au regard des autres ? Avec sa collaboratrice Léonore Chaix ils ont interviewé et enregistré une trentaine de professionnels issus des ateliers de dessin, de musées ou d’écoles d’art. Emmanuelle Hiron et Alexandre le Nours incarnent ces anonymes avec une fidélité absolue à leurs paroles, expressions, gêne, silences et fou-rire. Ils jouent à l’oreillette grâce à un casque, mémorisant l’ordre de passage des différents protagonistes, mais pas le texte lui-même qui leur parvient en temps réel.

Un spectacle doublement insolite par son sujet et son mode de fabrication ; sa réussite tient à l’intelligence des deux comédiens qui se mettent en danger pour restituer le naturel de ces gens se livrant souvent pour la première fois. Sans filet, avec pour seuls repères leur débit, intonations et interjections, ils partagent leur fragilité, un peu comme les traducteurs en simultané qui s’imprègnent de la musique des voix. Et ces modèles immobiles âgés de 22 à 75 ans, habitués à l’anonymat, se mettent à exister devant nous dans leur parcours, leur quotidien. La pertinence de leurs propos nous frappe « la mise à nu, c’est le regard de l’autre qui te déshabille ou pas. Tu peux être à poil mais la façon dont t’es regardé, tu seras déshabillé ou pas, tu vois ? » D’origine et de classes sociales différentes, les témoins, dont on entend la voix à la toute fin, ont des raisons multiples d’aller vers ce métier, économiques, artistiques, militantes et même identitaires. Plusieurs témoignages étonnants évoquent une restauration de l’image de soi grâce à cette activité, après des violences subies dans l’enfance. À l’inverse du mannequinat, ce n’est pas la beauté plastique du corps qui compte mais ses lignes, sa silhouette, sa vérité, « il y avait moi au milieu, moi je n’étais plus là […], chaque dessin était différent […] l’important, c’est que la personne qui dessine, en fait, s’approprie ce qui lui est proposé là. Et c’était très, très, très émouvant de voir tous ces dessins différents ». Sans tabou ils abordent leur précarité, la sexualité, le regard des autres.

On n’oubliera pas la justesse des deux interprètes dans un exercice inhabituel d’effacement et quand le théâtre se veut portraitiste, il ouvre à de multiples questionnements, y compris s’il manque une mise en perspective des récits dans l’histoire de l’art alors même que la note d’intention affiche une ambition sociologique. Et le nu au cinéma, à la scène ? Il est à peine esquissé, peut être le sujet d’un prochain spectacle ? Un court extrait audio du film Le Mépris résonne à un moment donné, la scène du nu justement où Godard a su si bien saisir la vérité de Bardot livrant d’elle-même plus que dans aucun autre film pour incarner magnifiquement le personnage tragique de Camille.

Poserions-nous nus ? Regardons-nous notre reflet dans une glace ou évitons-nous notre image ? Quel rapport avons-nous avec notre corps, avec ce que les autres voient ou disent de lui ? Nous voir suscite-t-il un sentiment d’étrangeté ou de familiarité ?

Sylvie Boursier

Photo ©Dan Ramae

Nu idée originale et mise en scène de David Gauchard.
Du 5 au 27 décembre 2022 Théâtre de Belleville, Paris. 11 février 2023 Scène 55, Mougins. 21 mars 2023 Les Scènes du Jura. 28 et 29 mars 2029 Musée d’art et d’histoire de Saint Lô en partenariat avec le Théâtre de Saint Lô. 31 mars 2023, Dieppe, Scène Nationale. 16 mai 2023 Le Pont des arts, Cesson Sévigné.