Avez-vous vu
Sans signe particulier
de Fernanda Valadez ?

D’ordinaire quand on mentionne le thème des mafias de la drogue et des gangs rivaux au cinéma, on pense d’abord à de sanglants films d’action éclaboussés de testostérone comme Scarface, American gangster ou French connexion. Tout un pan du cinéma met en scène de façon complaisante le virilisme délirant de ce monde des affaires qu’aucune loi interne ne contraint à la moindre limite. Mais il est rare que les effets collatéraux induits par l’enracinement de ces pans peu ragoutants du commerce mondial, dont la puissance tient des pays entiers à la gorge, soit montrés au cinéma. Qu’on fasse voir ces guerres totales, en somme, par les effets qu’elles ont concrètement sur les sociétés et non par les mythes qui s’y rattachent.

Glamouriser la violence et la cupidité, faire l’apologie de la guerre et de la férocité virile sont les rôles essentiels du cinéma dit d’action, et c’est par 
un cinéma sans action que la mexicaine Fernanda Valadez retourne le miroir et nous fait plonger dans une quête lente et suffocante sur la piste du monstre qui dévore son pays. Nous y suivons à hauteur d’épaule et sans le moindre effet au début une femme, Magdalena, dont le fils Jesus a disparu. Cet enfant d’une quinzaine d’années est parti vers la frontière de l’Arizona avec son cousin, et depuis deux mois ils n’ont pas donné de nouvelles. Lorsque les deux mères se rendent au commissariat le plus proche pour signaler leur disparition, des flics assez blasés leur font voir les photos envoyées régulièrement par leurs collègues de la zone dangereuse. Le cousin, qui a une tache décolorée sur le visage, est facilement reconnaissable parmi les corps à identifier, mais il n’y a pas trace de Jesus.

Après l’enterrement du malheureux, Magdalena décide de partir à la recherche de son fils, comme des milliers de parents le font tous les ans, et principalement des mères. C’est donc, en cette période de recrudescence tragique des meurtres, un film qui donne à voir l’actualité sous un angle sensible et extrêmement pudique, mais terrifiant.

Le film épouse fidèlement la recherche de Magdalena, et nous la suivons dans ses pauses, ses attentes, les temps morts dont tout le film est tissé et qui lui donnent le réalisme de l’horreur. Elle n’a pas d’argent, elle chemine le plus souvent à pied, portant son maigre bagage et dormant où elle peut. Elle réussit pourtant à saisir un fil qui devient l’ébauche d’une piste, puis une impasse, avant que tout se révèle. Le premier endroit où elle se rend est une morgue, où des
 familles font la queue pour se faire prélever un peu d’ADN, voir les photos des affaires qu’on leur projette et parfois identifier un mort ou récupérer un corps
non identifiable.

Dans ce pays dévasté par le crime organisé où 35 000 personnes sont assassinées tous les ans, plus de 50 000 corps attendent dans les morgues surchargées d’être identifiés. Le Mexique est semé de charniers et tous n’ont pas été découverts. La barbarie des massacres a pu faire dire que les mafias dépassaient Daesh en férocité, et dans cet Etat failli où les cartels assurent, entre deux massacres, des services dont la population est privée, tous les civils sont pris en otage.

C’est ce cauchemar de violence pure que Magdalena traverse tandis que le jeune Miguel, de l’autre côté de la frontière, se fait
renvoyer chez lui et emprunte le pont d’El Paso. Les deux vont se rencontrer au cœur de l’enfer, dans le village où Miguel pense retrouver sa mère qu’il a quittée 
cinq ans plus tôt, et où Magdalena cherche un témoin qui pourrait la renseigner sur ce qui est arrivé à son fils. Leurs deux recherches vont s’accompagner le temps de quelques jours, autour d’un grand lac et d’un barrage que plus
personne n’ose traverser, dans une zone de mort contrôlée par les gangs. Il n’en faut pas plus pour qu’un lien se tisse entre eux, fait du deuil larvaire auquel aucun des deux ne veut s’abandonner.

Le film est splendide et constamment elliptique, empreint de poésie et d’une horreur pure qui n’est jamais montrée que sous forme métaphorique. Il y a quelques trouvailles bouleversantes, comme quand le vieil Indien raconte ce qu’il a vécu sans qu’on entende la traduction de ce qu’il dit, et pourtant les images confuses de sa mémoire, déformées, dévorées par les flammes et la nuit, sa voix suffisent pour qu’on comprenne. La langue indienne qu’il parle devient alors celle de l’indicible. On comprend aussi par l’image que parfois le monde se renverse et marche sur la tête, et pourtant la beauté nous est offerte en dépit de tout. Dans ce paysage sauvage, des insectes s’affairent, un pélican prend majestueusement son envol sur le lac, les arbres bruissent et les fleurs s’épanouissent. La démence humaine se déploie dans une dimension infernale du même lieu, comme en surimpression.

Mercedes Hernández joue avec finesse et sensibilité cette femme pauvre, illettrée, opiniâtre et discrète qui ne craint pas de plonger au cœur de l’atrocité, qui a besoin de savoir. Son visage, plus que sa parole fruste, traduit ses émotions et les pensées qui la traversent. Son corps patient, endurant, têtu, fatigué est l’image même du courage. Elle donne une interprétation fusionnelle au personnage de Magdalena, et son regard effaré et pénétrant est de ceux qu’on garde longtemps en tête. L’autre acteur est David Illescas, qui joue Miguel avec justesse. Tous les autres interprètes sont des amateurs et viennent du village de Fernanda Valadez, Guanajuato.

Il faut voir ce film qui nous place du côté des femmes et des enfants, du côté des chauffeurs de bus et des migrants, de personnes pour qui la violence paroxystique n’a rien de sexy, qu’on en finisse avec ce qui ne cesse de la nourrir. Ici les personnages ne sont pas des héros ni des gravures de mode, ils dorment dans leurs fringues fatiguées et marchent en savate, ils ont des corps de prolétaires et non de mannequins, ils meurent de la guerre des gangs et de la guerre des classes, sans 
fin et par milliers, avec la dignité de n’avoir jamais trouvé, eux, cette guerre jolie.

Lonnie

Sans signe particulier, Fernanda Valadez, Mexique, 2020.