Barracoon, l’histoire du dernier esclave américain
de Zora Neale Hurston

Ce récit recueilli entre la fin de 1927 et 1928 de la bouche de Cudjo Lewis (Kossoula), alors âgé de 86 ans, par Zora Neale Hurston, qui n’était pas encore la grande anthropologue et romancière qu’elle allait devenir, est précieux à plus d’un titre. Il nous invite dans la complexité d’une histoire que nous aurions tort de simplifier.

Kossoula et ses frères et sœurs de misère arrivent à Mobile en 1860, après un voyage de 45 jours. L’importation d’esclaves était illégale et punie de sévères amendes aux Etats-Unis comme au Royaume-Uni depuis mars 1807. La loi de 1820, elle, durcissait les peines et condamnait pour piraterie (punie de mort) toute personne impliquée dans la traite transatlantique. Cependant, le nombre d’Africains échangés contre des objets manufacturés entre 1801 et 1866 est estimé à 3 873 600. (Le nombre global d’Africains soumis à l’esclavage après la traite, c’est-à-dire ayant survécu à la capture, au long enfermement dans les « barracoons », ces grands hangars où les esclaves s’entassaient parfois des mois en attendant qu’un négrier les embarque, puis au « passage du milieu » empilés couchés dans les cales étouffantes d’un négrier pendant le voyage de un à trois mois, sera évalué dans la même parution à 12 817 000 entre 1450 et 1900. Mais il s’agit des esclaves livrés. Si on ajoute à cette estimations ceux qui n’ont pas été livrés, les villageois trop jeunes ou trop vieux exterminés lors des razzias, ceux qui sont morts dans les barracoons, où la mortalité était effrayante, ceux qui sont morts lors du passage du milieu, dans ces négriers où la mortalité frôlait parfois les 50%, la saignée démographique de la traite donne le vertige). On mesure à quel point certaines lois restent cosmétiques quand elles s’attaquent à de puissants intérêts économiques : sur quatre siècles et demi de commerce transatlantique, presque un tiers des esclaves a été déporté dans les 50 ans qui ont suivi l’interdiction de la traite. Ce terrible constat nous éclaire aussi sur la force d’inertie des systèmes aux réformes : il ne suffit pas de promulguer des lois pour les voir appliquées. De fait, la traite a continué avec intensité jusqu’à la guerre de sécession, qui a fini par avoir la peau de l’économie de plantation. L’Histoire, hélas, ne retient que la promulgation des lois, pas leur délai d’application. Les planteurs se sentaient puissants, ils l’étaient politiquement et économiquement. Après l’abolition de la traite, on fabriqua des goélettes comme le Clotilda, qui transporta Kossola et les autres du golfe du Bénin aux côtes d’Alabama. C’étaient des navires « taillés pour la vitesse » et conçus pour déjouer les bateaux qui patrouillaient afin de faire appliquer la loi. Et en effet, par deux fois, le Clotilda sera poursuivi par un croiseur anglais, auquel sa vélocité lui permettra d’échapper sans encombre. Le voyage clandestin sera riche en rebondissements. Pour finir, le Clotilda sera sabordé et incendié, sa cargaison une fois livrée, pour ne pas laisser de traces. Ce sera le dernier navire négrier de l’histoire des Etats-Unis à effectuer la traversée.

Dans la cale d’un navire négrier, lithographie

Un autre éclairage tout aussi précieux concerne les royaumes esclavagistes, en l’occurence celui du Dahomey. Il est difficile de comprendre à quel point la traite négrière a modelé l’Afrique de l’ouest. Elle est devenue dès le XVe siècle « un élément central de l’économie et de la vie politique des sociétés africaines. » Elle a transformé leur identité et leurs relations, y introduisant un puissant élément interne de réification. Au début, les Européens usaient de brutalité directe pour se procurer des esclaves. Mais les sociétés africaines réagirent évidemment avec violence. Ce furent les Portugais, qui avaient établi à Madère la culture de la canne à sucre, qui inaugurèrent de favoriser des royaumes prédateurs pour leur servir de fournisseurs. L’économie de plantation se répandant dans toutes les Caraïbes et sur la côte sud des Etats-Unis, la traite se mit en place, appuyée sur de puissants royaumes esclavagistes comme celui du Dahomey. C’étaient des royaumes exclusivement guerriers et marchands, qui assuraient leur nourriture et la fourniture de biens par la guerre et le pillage : Kossoula précise qu’ils n’avaient ni artisanat ni paysannerie. Le commerce avec les Européens les enrichit prodigieusement et leur donna une énorme puissance politique qui fut progressivement la ruine des autres nations. Un état de guerre institutionnelle s’installa pour des siècles dans toute l’Afrique de l’ouest, ce qu’on appellerait aujourd’hui une économie de guerre. On sait qu’une fois cette économie sanglante installée, elle s’appuie sur les trafics de ressources à grande échelle et le partage du butin entre chefs de guerre régnant sur des populations régulièrement pillées, rackettées, et sauvagement exploitées. C’est ce qui se passe aujourd’hui encore dans maints endroits du monde. Or aucune économie de guerre ne naît du néant : il faut qu’elle soit initiée. Elle l’est toujours dans l’Histoire par des intérêts extérieurs puissants : aucun ensemble de sociétés n’a jamais implosé de lui-même, sauf à être fauché par de grandes épidémies ou des cataclysmes naturels. Jointe à l’hémorragie démographique liée à la fois à la traite et à l’insécurité chronique, cette économie de guerre a saigné durablement l’Afrique pendant les siècles qui ont précédé le mouvement de colonisation mondiale du XIXe. Kossoula raconte comment son peuple fut anéanti par le prince du Dahomey. Les monarques de ce royaume continuaient à prospérer et leurs barracoons étaient toujours pleins de jeunes captifs longtemps après l’interdiction de la traite. Ils le resteront encore après l’abolition de l’esclavage, puisque comme on le sait des négociants français avisés achèteront les esclaves à ces souverains dans le but humaniste de les libérer, non sans leur faire rembourser par des années de travail gratuit le prix de leur liberté. L’Histoire de l’émancipation a plus de freins que de force tractrice, il n’est pas certain qu’elle ait trouvé une issue à ce jour. Car l’esclavage ne disparaîtra que pour laisser la place à la pratique coloniale du travail forcé, et les colons remplaceront les rois esclavagistes dans une économie de prédation non moins féroce.

Zora Neale Hurston

Le livre est précieux aussi parce qu’il nous fait entrer dans cet abîme de désespoir que les Africains nomment Maafa, « terme swahili signifiant à la fois le désastre et la manière dont les hommes réagissent face à lui. » A l’instar du Samudaripen, de la Shoah, de la Naqba, mais avec une portée infiniment plus vaste, puisqu’elle désigne à la fois le déracinement, l’ethnocide, le génocide, l’esclavage, la traite, et ce pendant des siècles, cette expression porte l’horreur inédite du destin africain, mais aussi de cette résistance profonde, obscure, entêtée à ce qu’on pourrait appeler la nuit sans fin de la dépossession, de la déshumanisation. On ne peut qu’être épouvanté par la vie terrible que raconte Kossoula. La fin de l’esclavage ne verra évidemment pas la fin de ses tribulations. Comme le disait Wilde non sans perspicacité, « Les esclaves se retrouvèrent libres, absolument libres de mourir de faim ». Chassés des plantations sans le moindre dédommagement pour les années de travail gratuit, en butte à un racisme qui n’avait pas fléchi pour l’issue d’une guerre ou un texte de loi, ils devaient travailler dur pour peu. Dans sa naïveté, Kossoula demande à son ex-propriétaire un bout de terre pour s’y installer avec ses compagnes et compagnons, une fois qu’il a compris dans la douleur que jamais le fruit de son travail ne lui permettra de payer le voyage retour vers l’Afrique. Le planteur, qui estime avoir toujours été bon avec ses esclaves (et en effet ce n’est pas une brute comme il en existe beaucoup) se met alors en colère, outré, et lui explique qu’il ne lui doit plus rien puisqu’il ne lui appartient plus. Au prix d’années de labeur, les Africains déportés du Clotilda acquièrent alors collectivement un lopin de terre où ils installent leur ville, Africatown (Plateau, en Alabama). Ce sera, pendant toute leur vie, un succédané d’Afrique où pourtant la vie n’est jamais facile. Entre Africains au début, ils sont rejoints par des afro-américains qui n’ont jamais connu l’Afrique, parlent anglais et les considèrent comme des sauvages. Douleur du massacre de sa famille et de l’arrachement, douleur de la déportation, douleur de la nostalgie et du mal du pays, douleur de l’esclavage et de l’humiliation, douleur lancinante et inguérissable du déracinement dans la violence, Kossoula décline toutes les facettes du Maafa. La trentaine d’Africains à rester ensemble, Principalement des Yoruba et des Fon, leur permet de continuer à parler leur langue, ne pas perdre leurs histoires, leurs contes, leurs proverbes, leur mémoire. Mais ils ont une vie d’assiégés, dure et violente, limitée en tout, sans espoir de retour. Malgré la férocité de son sort, Kossoula est un vieillard enjoué, changeant, parfois abattu et grincheux, mais la plupart du temps étonnament disert et avide de bonheur. Le lien qui se tisse entre lui et Zora, alors âgée de 38 ans, est plein de fraîcheur et de spontanéité. Déporté à 19 ans, il a une mémoire très précise de tout ce qui s’est passé, et en lui l’Afrique est restée la part la plus intense et la plus lumineuse de sa vie, bien qu’il n’y ait passé que la fugacité de son extrême jeunesse. À l’époque où Zora le rencontre, il a perdu successivement quatre de ses enfants, sa femme, Abila, déportée en même temps que lui, et pour finir son dernier fils. Ne restent auprès de lui que sa belle-fille et ses petits-enfants. Sa famille a constitué pour lui un sanctuaire d’amour et de bonheur, le seul, dans une détresse constante. Mais d’elle aussi il a été dépouillé. Il cultive son jardin. À aucun moment de son récit il ne se présente comme le personnage central de sa propre vie. Il a tout subi, il a fait ce qu’il a pu, il a aimé pourtant, il s’est efforcé de résister à la cruauté du sort. Il est si pauvre que Zora et son éditrice lui porteront secours à plusieurs reprise, lui évitant de sombrer dans l’indigence. Il est devenu un bon chrétien, mais garde, à travers ses paraboles et ses contes, sa vision originelle de l’existence.

Kossoula Cudjo Lewis avec ses petites-filles

Le livre comporte plusieurs parties, dont certaines sont documentaires, d’autres critiques, et le corps principal, le récit transcrit de la vie de Kossoula auquel sont joints quelques-unes de ses paraboles et la description d’un jeu, en fait un peu plus de la moitié. Cette partie s’efforce de coller au plus près de la façon de parler de Kossoula, simple, directe et pleine de poésie. Il lui arrive souvetnt de parler de lui à la troisième personne, (« Cudjo demande à Gumpa »..) comme s’il se plaçait, en tant que narrateur, au-dessus de lui-même parmi d’autres, comme font les enfants. Cette dissociation, arrivant souvent en alternance avec des formules où il parle à la première personne, rend le récit de sa vie particulièrement vivant et presque théâtral, comme s’il montrait la scène. Au début, il détaille la vie de ses grands-parents et Zora s’impatiente un peu, voulant entrer dans le vif de son sujet à elle, mais il la remet à sa place : « Où est la maison où c’est la souris qui commande ? En terre d’Affica, on peut pas raconter le fils avant de raconter le père ; je peux pas te parler de l’homme qui est le père si j’ai pas parlé de l’homme qui est son père. C’est la vérité non ? » Il impose ainsi au récit sa propre temporalité et sa propre structure. Il la fait rentrer dans ce temps de l’Afrique qui ne l’a jamais quitté. Il est d’une lignée. Aucun homme ne sort du néant, quand bien même il y aurait été jeté. À partir du moment où on est né, on peut être dépossédé de l’avenir et de son destin, mais pas de ses origines. On est tout étonné de voir sortir des griffes d’une insatiable méchanceté ce vieillard qui parle d’amour, et qui sans cesse parle dans un présent aussi long que sa longue, très longue route. « ..La semaine d’après ma femme me quitte. Cudjo comprend pas. Elle était pas malade mais elle meurt. Elle voulait pas me quitter. Elle pleure qu’elle veut pas me laisser tout seul. Mais elle me quitte et va là où sont ses enfants. Bondieu-oh, Bondieu ! La femme, c’est les yeux de l’âme pour un homme. Comment je vais voir maintenant que j’ai plus mes yeux ?

Kossoula est mort en 1935, à l’âge de 94 ans. Quant au magnifique témoignage transcrit par Zora Neale Hurston, il ne sera malheureusement publié que 90 ans plus tard. Mais la mémoire ne meurt pas, elle connaît le temps long de l’Histoire. Et le Maafa tend sur le monde injuste et sanglant issu de cette Histoire un voile qui ne sera levé qu’avec sa disparition, enfin.

Lonnie

Barracoon, l’histoire du dernier esclave américain, Zora Neale Hurston, JC Lattès, 2019.