Bartleby
Théâtre Gérard Philippe de Saint-Denis

Nous sommes à Wall Street, en 1850, dans un cabinet juridique. Bartleby est un copiste consciencieux et taciturne qui un jour refuse d’obéir aux ordres de son supérieur sans donner la moindre raison. Cette fin de non-recevoir va progressivement s’étendre à toute demande extérieure, travailler, communiquer avec ses congénères, quitter l’étude où il a élu domicile et même s’alimenter excepté de biscuits au gingembre. Il reste mutique et s’il est sommé de prendre position, il répond après mûre réflexion « I would prefer not to », « je préfèrerais ne pas (le faire) ». Sa persistance dans le non-vouloir le conduit en prison.

Ce court récit défie les lois de la gravité littéraire, à l’Homme sans qualités de Musil répond l’homme sans préférence de Melville. Sans possession, sans particularité, sans passé ni futur, Bartleby est le double inversé d’Achab consumé par son désir de vengeance. Son auteur a été associé aux écrivains de l’absurde comme Kafka ou Beckett mais même Godot passe pour un parangon de sociabilité comparé au personnage de Melville. Ce non-sujet est une surface projective qui résiste à toutes les interprétations, il met le langage en échec, le vide de sa substance. Beaucoup d’exégètes ont voulu y voir, au-delà de l’absurdité des tâches administratives, la critique radicale de l’aliénation par le travail, propre aux sociétés industrielles. Il est vrai que le métier de scribe est l’ancêtre du photocopieur. A travers la résistance passive de Bartleby ce serait toute la logique productiviste du XIXe siècle qui vacille dans ses fondements rationnels. Il est vrai qu’à la lecture de Melville on pense aux rituels actuels en entreprise où les chargés de communication s’agitent, prospectent, brainstorment, benschmarkent, tandis que les managers mettent en avant le changement par la confiance. Face à l’onctueuse obésité du vivre ensemble Bartleby oppose une imperturbable anorexie ontologique qui avait fait dire à Gilles Deleuze : « Bartleby n’est pas le malade mais le médecin d’une Amérique malade ».

Ce n’est pas l’angle essentiel choisi par Katja Hunsinger et Rodolphe Dana qui ont mis en scène la nouvelle. Ils ont resserré l’action autour du couple formé par le juriste et le copiste en montrant comment progressivement le refus d’être aidé d’un être humain visiblement seul et démuni, peut rendre fou un tiers qui souhaite sincèrement lui porter assistance. Au début le supérieur est stupéfait, il reste sans voix devant les refus du copiste, il passe par toutes les couleurs émotionnelles pour devenir littéralement envouté par ce fantôme totalement inadapté au monde. On espère comme lui jusqu’à la fin une explication, un mot, quelque chose de personnel de la part de Bartleby. Du coup cette adaptation nous questionne. Jusqu’où peut-on supporter de ne pas comprendre une personne qui nous échappe totalement. Notre rationalité tourne en boucle, « Bartleby ne peut être défini par son travail dit Rodolphe Dana […] Le patron ne sait plus quoi faire de lui. » Sans production, sans projections, sans envie peut-on exister ? c’est la question passionnante posée dans cette lecture du texte de Melville.

La mise en scène relève d’une horlogerie suisse, les deux protagonistes ayant chacun sa chorégraphie avec une sorte de ballet du juriste qui ritualise ses mouvements autour du bureau, des piles d’archives, des plantes vertes, d’un paravent, son petit monde bien ordonné que vient perturber l’employé. Le copiste se déplace en crabe par propulsion maladroite, sa mallette rivée au torse. Les employés de l’étude sont matérialisés par des végétaux dont la taille indique le statut hiérarchique. Le plateau dépouillé où chacun a un espace délimité prend progressivement des allures de camp retranché au fur et à mesure d’incidents déroutants.

Adrien Guiraud est Bartleby qui crève l’écran si l’on peut dire par son non-jeu, la force de son effacement, un regard, une inclinaison du menton, un bégaiement à peine appuyé, une douceur inquiétante qui nous glace d’effroi. Rodolphe Dana lui-même est le juriste qui déploie toute la palette de son talent, tour à tour enjoué, suffoqué, faussement gai, démuni et furieux, voué à l’impuissance.

Le texte d’origine comportait beaucoup d’apartés introspectifs de la part du patron et Bartleby restait caché derrière son paravent. L’adaptation de Rodolphe Dana privilégie au contraire les échanges face public avec un scribe qui occupe l’espace et va petit à petit prendre toute la place, obligeant le juriste à battre en retraite. Les scènes, cocasses au départ, virent au drame. On garde en mémoire l’image finale d’un homme en position de fœtus mort parce que différent qui ne cesse d’affoler le monde par cette simple formule « je préférerais ne pas ».

Allez voir ce spectacle intelligent, nécessaire, Melville aurait aimé.

Sylvie Boursier

Bartleby, mise en scène de Katja Husinger et Rodolphe Dana, du 1er au 17 avril au théâtre Gérard Philippe de Saint-Denis, tournée à prévoir.
Bartleby le scribe d’Herman Melville éditions Gallimard 1986.

Photo © Agathe Poupeney