Dernier tour lancé
d’Antonin Varenne

C’est un roman sur la vitesse qui commence lentement. C’est un roman noir avec un mort au début, mais tellement au début que c’est même avant. Et puis on sait qui a tué et pourquoi, assez tôt. C’était un accident, mais des accidents comme ça, certains ont vite fait de les qualifier d’assassinats.
Dernier tour lancé est un roman passionnant avec pour cadre l’univers des Grands Prix moto, avec pour personnage un coureur doué, peut-être même génial, mais dingue, ce qui est peut-être inévitable voire nécessaire pour réussir à aller si vite, et surtout poissard : rien ne va jamais, tout est toujours soumis à des aléas infimes et sans pitié.

Je ne connais pas Antonin Varenne, mais je suis persuadé qu’il a été pilote de Grand Prix moto tellement l’immersion est complète, et si sa biographie n’en parle pas, c’est sûrement un oubli.

« Pour devenir pilote de Grand Prix, il faut être né petit à côté d’un circuit, avoir lancé des pétards Tigre n° 6 et se faire dépuceler dans l’herbe au bord d’une ligne droite de 500 mètres.
Apprendre qu’un orgasme fait dans la tête le bruit d’un objet se déplaçant à 250 km/h, qu’un orgasme sent l’essence. »

Il sait raconter le démontage d’un moteur, la réparation d’une fourche, les stratégies des coureurs, la psychologie des gars qui foncent à plus de 300 km dans des circuits, et pourquoi celui qui gagne est celui qui a le moins peur, et comment le plus rapide est une grenade dégoupillée pour tous ses adversaires, surtout quand il a déjà tué.

« Les motos de Grand Prix planent autant qu’elles roulent. Des avions interdits de vol. Si les avions étaient une branche biologique dans la chaîne de l’évolution, les motos de GP seraient des pingouins ou des autruches. »

Julien Perrault est donc ce pilote doué, très rapide, que tous détestent, non seulement ses adversaires, mais aussi les organisateurs, les sponsors, les journalistes, les voisins de son pavillon où il habite avec son père mécanicien. C’est la scoumoune incarnée, l’ange noir qui fait peur à tous, qui excite évidemment toutes les curiosités, suscite toutes les interrogations, supputations, condamnations. Il a tellement peu de sponsors que sa combinaison et sa moto sont presque toutes noires, choix graphique assumé du propriétaire de l’écurie, qui joue là aussi son va-tout avant la faillite et les tribunaux de commerce, lui, le manipulateur en chef dans un univers qui en compte pas mal.

Comment remonter en selle quand on a une telle réputation ? de la même manière que le dernier capitaliste vendra la corde pour qu’on le pende, le dernier propriétaire de la dernière écurie est prêt à tenter un dernier coup de pute pour se relancer, trouver un dernier sponsor crédule, arnaquer Honda pour avoir des motos récentes en prétendant avoir des millions, cacher jusqu’au dernier moment qu’il a recruté pour pas cher le loser en chef, le gars le plus rapide et le plus dangereux, qui n’a encore rien gagné ou presque, mais qui fait des temps de folie, des records que même le numéro 1 du circuit n’atteint pas.

Mais Julien Perrault a du mal à revenir. Il sort d’hôpital, ses vertèbres sont cimentés, verrouillées par des plaques et des vis en titane, il n’est pas en forme même s’il a la rage. Les premiers essais ne sont pas concluants.

« Aucune sensation, rien à dire d’autre que : Ça ne veut pas de moi. Cette machine est indifférente à ma présence.
Je relève ma visière.
Je pose mes mains sur mes cuisses pour arrêter les tremblements. La fatigue est telle que je crois m’endormir. Je garde les yeux ouverts.
Dehors les journalistes crient leurs questions à travers la porte.
Les ingénieurs attendent ou font semblant, carnets de notes en main.
– Je suis trop haut. J’ai besoin de m’allonger. Baisser la selle. Reculer les cale-pieds. Fermer l’angle des guidons bracelets. Je suis trop loin de la piste. Il faut tout descendre.
Je ne pense pas aux temps que j’ai faits. Je ne regarde pas le moniteur.
– Je ne suis pas dedans, je suis assis dessus.
Les ingénieurs hésitent, ils n’écrivent rien. Tomasi gueule : Vous avez entendu ?
Ils notent.
Alain s’est approché. Dans son coin du box il me regarde et écoute. Je me plonge dans les yeux de mon père :
– Je veux prendre le réservoir dans mes bras. Je veux sentir le moteur. Le serrer contre moi.
Tomasi sourit.
– Descendez la fourche avant. Deux centimètres. »

Ce roman raconte la remontée de Julien, enfin essaye de nous la raconter parce que rien n’est simple et Antonin Varenne n’a pas l’intention de nous faire croire que ça va bien se passer. Les histoires de pilotes finissent-elles mal en général ? Peut-être pas, ça dépend.

Derrière Julien, de beaux personnages secondaires sont présents, son père, mécanicien dévoué à son fils, François, rescapé d’hôpital psychiatrique et admirateur inconditionnel, Emmanuelle, psychiatre en rupture de ban, qui essaye de donner du sens à ce qui n’en a pas, de comprendre comment fonctionne cette famille, quels secrets elle cache, qui les découvre et ne sait pas quoi en faire.

Dernier tour lancé est un excellent roman, avec une écriture précise et efficace, des effets réussis et beaucoup de sensibilité, un rythme qui s’accélère à mesure qu’on avance. Un roman à lire même si on n’aime pas la mécanique, les motos et les cinglés qui les conduisent.

François Muratet

Dernier tour lancé, Antonin Varenne, La Manufacture de livres, 2021