Photo © Adèle O’Longh

Gran madam’s
d’Anne Bourrel

Bégonia Mars, alias Virginie, petite pute de la Jonquera, s’enfuit du bordel industriel le Gran Madam’s avec son mac, le Boss, alias Ludovic, et l’homme de main de celui-ci, le Chinois après qu’ils ont réglé de façon expéditive le problème du Catalan, dernier supérieur hiérarchique qu’ils avaient tous les trois. Le road Movie qui devait les emmener à Paris pour une brillante carrière prostitutionnelle s’arrête à Leucate, quand ils ramènent chez elle, à la station-service de ses parents, une gamine trop grosse, Marielle, qui fugue tout le temps de chez elle. Comme on l’imagine, les trois vont découvrir un univers sans délinquance mais non sans crime, et à quel point les gens normaux peuvent être bien plus horriblement féroces qu’eux-mêmes.

Le roman commence de façon extrêmement crue et haletante par une scène de passe qui nous plonge immédiatement dans la dimension immédiate, sensorielle de la prostitution :

« Son regard enfle.
Il défait son pantalon, je fais tomber les bretelles à paillettes. Je fais glisser la culotte, il garde sa chemise à carreaux sur le dos, il enfile le plastique sur son truc. J’ai les yeux qui voient pas, je vole, je flotte, je me mets ailleurs.

Il entre, s’affale, son souffle s’accélère, ses coups aussi, ça va durer longtemps, je suis secouée comme un arbre, secouée secouée secouée. J’ai mal au cœur tellement il me secoue, ça va bientôt finir cette affaire ? Mentalement je m’encourage, je gémis un peu, il s’en fout, il reste dans son délire, pas la peine que je fasse mon numéro, il continue seul sur la lande, ah, il vient, non, toujours pas, toujours pas, toujours pas, il a dû prendre un truc pour que ça dure aussi longtemps, il est en sueur, le tissu de sa chemise est hérissé de piques, il me souffle fort dans l’oreille, on dirait un train à vapeur, il me retourne, il rit tout seul, je lui dis, non, pas là, il grogne et il re-rentre en me tenant la taille entre ses deux mains, il secoue, il secoue, je me tiens comme je peux au dossier du lit, j’ai la peau des joues qui vibre… »

Dans ce court roman, qui décrit de façon terriblement physique les atteintes au corps, on a aussi la lente et douloureuse émancipation de Bégonia, qui finit par abandonner son nom de guerre, redécouvre l’amour en se réappropriant sa capacité à sentir et ressentir, et d’une certaine façon se guérit et cicatrise par personne interposée. La violence sexuelle est au cœur de la narration, elle forme à elle seule un décor, une toile de fond. Les issues à cette tyrannie obscure, sous-jacente mais essentielle dans la définition des hiérarchies à l’œuvre, ne sont ni sociales, car les dés sont et restent pipés pour les plus vulnérables, ni matérielles. Elles résident d’abord dans la capacité de se réapproprier sa propre personne, et au-delà de l’usage de son corps, cette miraculeuse capacité qu’il a de ressentir, goûter, désirer, jouir. C’est le parcours long et accidenté, chaotique d’une décolonisation intérieure qui est raconté, mais aussi la dimension des corps, non comme des marchandises ou des outils, mais comme des entités sensorielles compliquées et mystérieuses qui à la fois génèrent et supportent l’esprit. En se réappropriant la capacité de désirer et ressentir, la jeune femme qui fut Bégonia réintègre aussi son autonomie mentale. Tout au long du roman elle grandit, se déploie, regagne du terrain sur elle-même. Au cours de l’histoire triviale qui se raconte, des changements qui s’opèrent en chacun des personnages, dans la chaleur accablante et l’aigreur du rosé, c’est cette lente et inexorable réintégration qui se joue, et qui donne à ce roman si noir une nuance lumineuse.

Lonnie

Gran madam’s d’Anne Bourrel, La manufacture de livres

Photo © Adèle O’Longh