A L’abordage !
A la Tempête

« L’amour, disait Céline, c’est l’infini à portée des caniches. » Comme Schopenhauer, il voit dans l’amour une ruse de la raison. La vision romantique du sentiment cache, selon lui, une finalité biologique, la perpétuation de l’espèce. A l’abordage nous montre un philosophe célinien, Kinbote, qui régente une petite communauté d’abstinents de l’amour. Face à ce quarteron retranché qui parle décroissance, permaculture et vit à l’abri du monde, un commando féminin, Sasha et Carlie, travesti en homme, va utiliser la rhétorique amoureuse pour dynamiter le phalanstère et s’y implanter.
 
Emmanuelle Bayamack-Tam a répondu à l’invitation de Clément Poirée et « réécrit » la pièce de Marivaux Le Triomphe de l’amour dans une langue baroque, à la fois classique, crue et féroce. L’autrice dissèque les pouvoirs du discours, fût-il mensonger car à la fin ce n’est pas tant l’amour qui triomphe que son expression. Sasha, pour conquérir celui qu’elle convoite, va séduire méthodiquement tous les membres de la collectivité retranchée. Selon la rhétorique caractéristique du pervers manipulateur, elle dit à chacun ce qu’il a envie d’entendre, flattant son narcissisme, tour à tour démunie, dominatrice, maternelle, amicale, sensuelle. Qui maîtrise le langage a le pouvoir, pas de quartiers, diviser pour régner, telle est sa devise. La joute oratoire qui l’oppose à Kinbote le dur à cuire est jubilatoire. Ce dernier ne manque pas d’arguments pour mettre en pièce l’étalage des émotions, l’exhibitionnisme sentimental. « Je ne vous empêche pas de m’aimer, lui déclare-t-il, je vous empêche de me le dire… Vous cherchez un maître sur qui régner pour mieux le piétiner ensuite, ce qui est la définition même de l’hystérie. » Sasha, redoutable débatteuse, rétorque : « La peur d’aimer quelqu’un c’est déjà l’amour ». « Tu me laisses froid comme un concombre », assène Kinbote. Voilà un texte drôle, intelligent, sur lequel les comédiens vont rebondir et composer des images fortes.
 
Clément Poirée a magnifiquement utilisé le travestissement, levier central de la pièce, comme tremplin théâtral. Marivaux insistait sur le fait que pour mettre en lumière la vérité, il faut passer par le mensonge, ou tout au moins, par l’apparence. La vérité de l’apparence : tel est aussi, finalement, ce qui constitue l’essence du théâtre. Toute la troupe joue collectif, débit ultra-rapide ou très lent, voix pâteuse qui monte dans les aigus, gestuelle permanente, rupture d’équilibre, tous se donnent à fond. On n’est pas loin de la commedia del arte parfois.
 
On voit Théodora, la sœur de Kinbote, régresser comme une midinette et se pavaner en robe de mariée telle une meringue. Il a suffi de quelques mots magiques de Sasha. « Oublie ton frère, oublie ta communauté, oublie ton règlement intérieur… Laisse-toi pénétrer. » Kinbote lui-même, joué par Bruno Blairet, se transforme en cabot pleurnicheur sous les feux de l’amour, déclame à la manière de Sarah Bernhard dans un complet de jeune premier sur le retour. Dimas, le gardien du temple queer, bondit mi-Scaramouche, mi-tortue ninja, prêt à pourfendre les envahisseurs en short fluorescent. Arlequin, le jardinier, joué par Alfred Chary, mime l’accouplement des tortues Hermann, il est pris de tremblements parkinsoniens, de bégaiements à chaque décharge émotionnelle et philosophe, « en amour il faut toujours un perdant ». Tout s’emballe au pays des matins calmes.
 
Le final évite le happy-end attendu au profit d’une chorégraphie fantastique à couper le souffle.
 
Au-delà de la pantomime, la pièce aborde des questions existentielles : le lien entre l’irrationnel et le rationnel qui lui donne sens, l’irruption du sentiment amoureux, avec sa nature anarchique et dangereuse. Sasha ment comme une arracheuse de dents mais met à jour les frustrations sexuelles, les impostures, les principes foireux qui relient les êtres autour d’elle, leur vérité. Où est le vrai, où est le faux ? Est-elle une femme ou un homme, alors même que femme, elle prétend être un homme pour ensuite mieux dévoiler sa féminité ? On retrouve les thématiques souvent présentes dans l’œuvre d’Emmanuelle Bayamack-Tam, le trouble dans le genre, la puissance du désir comme arme de combat. Un souffle vital parcourt le théâtre de La tempête, c’est bon…. A l’abordage !
 
Sylvie Boursier
 
Photo © Morgane Delfosse
 
A l’abordage ! texte Emmanuelle Bayamack-Tam, d’après Le Triomphe de l’amour de Marivaux. Mise en scène Clément Poirée.
 
Création au Théâtre de la Tempête, Cartoucherie, du 11/09 au 18/10/2020.