Photo © Adèle O’Longh

Le ventre des hommes
de Samira El Ayachi

En 2016, Hannah est arrêtée à l’école primaire où elle enseigne. Elle vient de se séparer de l’homme avec qui elle a vécu longtemps et de son enfant. Quand en garde à vue on lui demande ce qui s’est passé, elle se rend compte que pour raconter, il faut commencer par le commencement. « Et puis. L’enfance, toute mon enfance comme une claque froide se jette sur mon visage.

L’enfance d’Hannah, sept enfants et deux adultes dans un coron de cinq pièces où les murs sont si étroits que tous les gosses vivent dehors d’un bout à l’autre de l’année. Hannah est arrivée un samedi de nuit alors que son père était au fond de la mine. Comme le dira un voisin le lendemain, « Hé, Mohamet’ ! Eut’femme elle a failli accoucher din m’carrette. » Et c’est un des charmes de ce roman, ce qui le rend si vivant, d’installer en même temps que la population bigarrée, misérable et joyeuse des corons les langues qui s’y croisent et dont la narratrice, Hannah, gardera l’empreinte malgré sa détermination à s’en arracher, l’amazigh que sa mère parle obstinément, l’arabe que son père a appris par le Coran à maîtriser parfaitement, des bribes de polonais, d’italien, d’espagnol et de portugais, du ch’ti. Ici on ne parle français qu’à l’école. Cette question de la langue, des langues, traverse tout le roman. Car Mohamed parlera toujours mal français, en mâtinant le cht’i de termes arabes ou amazighs, et sa fille, qui n’a appris ni l’une ni l’autre langue, le juge en fonction de la façon dont il s’exprime. C’est un homme volontaire, courageux et dévoué, brutal parfois, un leader, peut-être sommaire. Mais au commissariat, en faisant traduire oralement le journal de son père de l’arabe, elle est pour la première fois confrontée à sa pensée, claire et sensible, poétique, rageuse, dans une langue qu’il maîtrise parfaitement et qui en rend toutes les nuances et la profondeur.

Hannah enfant adore son père et comme ses frères et sœurs, ne fait guère attention à sa mère débordée. Elle ne se souviendra que bien longtemps après qu’elle était toujours là, elle dont tout l’amour passe par les mains et la voix pour chanter, ou pour dire sempiternellement ça va aller, ça va aller. Adolescente, tout change, elle ne peut plus sortir la nuit, finie la liberté de l’enfance, et les conflits commencent avec ce père qui ne la prend plus dans ses bras.

Le roman est d’abord un hommage à lui et à tous les mineurs de fond, et particulièrement les derniers, ces Marocains qu’on a fait venir en masse pour finir d’exploiter des mines qu’on savait vouées à la fermeture. Félix Mora en prend pour son grade, lui qui sans entrailles a regardé dans les yeux ces hommes qu’il tamponnait sur la poitrine en vert ou en rouge, en vert, bon pour les charbonnages, en rouge, trop freluquet. Le même qui quinze ans ou vingt ans plus tard les renvoyait au pays, les poumons grillés, avec une indemnité dérisoire même pour chez eux. Mais Mohamed fait partie de ceux qui tiennent bon. Son pays, c’est ce Pas-de-Calais où il est venu encore jeune chercher le rêve avec les dents, où il a rassemblé sa famille et acheté une maison pour partir du coron. Le roman raconte l’effritement progressif de la fraternité, la fin d’un monde, et aussi ce pays qui n’a pas digéré qu’on se passe de lui. Peu à peu Hannah, prête à aller chercher comme son père un avenir qui l’arrache à son destin, se rendra compte comme lui à quel point les dés sont pipés. Elle porte ses origines sur sa peau, dans ses habitudes, dans les petits héritages de l’enfance. Elle a grandi dans la tour de Babel. La pauvreté n’est pas seulement une condition sociale, c’est une façon de vivre et d’être, d’accueillir le caprice constant du sort, de se réjouir de peu, de se contenter de rien, et surtout de rêver à perdre haleine. La liberté des pauvres, c’est cette façon différente qu’elle a de suivre son fil, même s’il fait une boucle, comme lorsqu’elle abandonne les lycéens pour passer le concours de professeur des écoles et aller enseigner en primaire. Son compagnon considère ça comme une régression, pas elle.

On ne saura que tard dans le roman ce qui a motivé sa garde à vue. On aura alors toutes les cartes en main, celles du pays et les siennes. Comme elle le dit, après les attentats, « Un autre choix a été fait. Le récit d’une immense déchirure. Une séparation. » C’est une longue histoire que celle qui l’a amenée au fond de ce commissariat, une histoire qui a commencé bien avant sa naissance, et c’est l’histoire que raconte ce livre, faisant des allers-retours entre les rues des corons, le commissariat et les classes colorées et lumineuses, entre la vie de chien et la vie des classes moyennes, avant la chute, mais est-elle vraiment plus facile ? Dans une langue vigoureuse et imagée, Samira El Ayachi traverse cinquante ans d’histoire, et son récit n’a pas d’angles morts.

Lonnie

Le ventre des hommes de Samira El Ayachi, Ed. de l’Aube, 2021

Photo © Adèle O’Longh