« Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du Temps (…) il faut vous enivrer sans trêve (…) De vin, de poésie * » … Et de théâtre, pourrait-on ajouter. Message reçu dans ce spectacle puisque quatorze personnages évoluent sur un plateau tournant, ronds comme des queues de pelle, cuits, schlass. La vitesse de rotation du plateau suit l’intensité de l’ébriété générale. L’auteur, Ivan Viripaev, a déclaré « Le banditisme et le théâtre ont deux choses en commun: le romantisme et l’escroquerie !* » Romantisme certes, cette pièce n’en manque pas ; le texte est même emprunt d’une quête d’absolue, d’une recherche de l’amour, de la vérité, en décalage avec l’allure des protagonistes, qui titubent, s’étalent dans le caniveau, vomissent ; leur phrasé devient pâteux, baveux même, c’est bien la quête du ciel par le bas selon l’heureuse formule de la note d’intention. Le plateau tourne comme un manège tandis que la gestuelle des comédiens devient acrobatique. L’âme slave, ses passions, ses coups de gueule, ses épanchements, est détournée tant le héros tragique apparaît déboulonné de son socle; Hamlet a la gueule de bois des petits matins qui déchantent. Ivan Viripaev dynamite les apparences sociales, ses personnages ne renoncent pas à la recherche de la beauté, à l’humanité qui les relie. Malgré leurs chutes, leurs déplacements aléatoires, ces clowns célestes avouent leurs turpitudes, l’impossibilité d’accepter la mort des êtres qu’on aime, le vide que ne peuvent combler des biens matériels. Ils tombent amoureux en un instant, se soutiennent, font preuve d’une allégresse fulgurante. À une époque qui prône le renoncement à ses rêves, la demi-mesure, les éléments de langage formatés, ce spectacle nous fait du bien.
Les comédiens, John Arnold, Camille Bernon, Bruno Blairet (on pourrait tous les citer) sont proprement sidérants; ils accentuent chaque mouvement, chaque geste comme des artistes de cirque qui se confrontent à la résistance des objets; la table s’écroule avec les bouteilles à moitié vides, ils loupent des marches, chutent du canapé, tels des équilibristes à la Chaplin, en créant à chaque instant des images nouvelles, comme un dessin animé. Ils se jettent à corps perdu dans ce texte férocement drôle, fait d’allitérations, de répétitions éthyliques, de hoquets. Le travail sur les voix est remarquable, épaisses ou convulsives, saccadées ou christiques comme celle de la prostituée Rosa jouée par Camille Bernon, magnifique fleur de bitume crucifiée à la toute fin. Il faut enfin saluer le travail du scénographe Erwan Creff qui, avec le metteur en scène Clément Poirée, orchestre une mise en espace impeccable. Il est rare de voir si bien distillée la spiritualité des spiritueux.
Sylvie Boursier
* Le Spleen de Paris de Charles Baudelaire
*Extraits de l’article du Süddeutsche Zeitung du 8 juin 2009 consacré à Ivan Viripaev.
Les Enivrés, éditions Les Solitaires Intempestifs, 2014
Mise en scène de Clément Poirée au Théâtre de la Tempête, du 17 au 21 décembre 2019.
Photos ©Lena Roche et Hélène Bozzi