En 1887, le journal Le Petit Parisien raconte : « Très avenantes sous leur petit bonnet de tulle blanc, les infirmières affairées distribuent aux danseuses les verres de sirop et les petits gâteaux. Au milieu, on voit un fourmillement multicolore de quadrilles et de valses… et tout ce monde joyeux, le rose aux joues et l’éclair de plaisir dans les yeux ; c’est la folie, pourtant. » Le bal des folles du professeur Charcot est alors un événement mondain à Paris, la folie excite, fascine, terrifie. Une des plus célèbres pensionnaires de la Salpêtrière, Jeanne Avril, devint une gloire du Moulin Rouge après ses deux ans d’internement. Elle intégra le service de Charcot à treize ans et se rendit célèbre par une forme particulière de danse de Saint-Guy, faite de postures entravées, de contorsions épileptiques et de poses grotesques des corps habitués aux chaînes asilaires. Gabriela Zapolska, chroniqueuse dans la presse de l’époque relate la vie à la Salpêtrière : « De derrière les barreaux parvient un long gémissement incessant, un rire étouffé, des pleurs, la plainte de voix féminines, entremêlées comme des litanies de condamnés, comme une succession de démons dissimulés qui, dans la nuit noire, se raconteraient de sanglantes visions. »
Sarah Pepe et sa compagnie Vent debout compose un tableau saisissant sur ce bal, observé, disséqué, analysé par les « savants » aliénistes. Perchés sur leur pupitre, ils étalent leur controverse indécente sur l’origine de l’hystérie et les modalités d’intervention, contraintes des corps suppliciés, sanglés dans des cages pour les uns ou hypnose comme le prônaient les disciples de Charcot. « C’est l’histoire d’un corps de femme, explique l’auteure Sarah Pepe dans sa note d’intention, traversé par des mots qui le contraignent, le dessinent, le pathologisent et prétendent la soigner, sans jamais lui autoriser la parole. C’est l’histoire d’un corps-objet qui lutte pour devenir celui d’une femme-sujet, définissant son désir. » La sexualité féminine, selon elle, reste de nos jours objet de normes scientistes établies par les hommes. Freud distinguait ainsi l’orgasme clitoridien infantile et l’orgasme vaginal lié à la maturité. Aujourd’hui les neurosciences et leur pilule du bonheur érigent la jouissance en norme absolue, acmé de la santé psychique. De désir, de plaisir, il n’en est point question, d’homosexualité, encore moins.
La richesse des arguments et l’historicité scientifique de ce spectacle sont impressionnantes. Mais parfois trop d’abondance nuit. Dans les deux derniers tableaux, les démonstrations s’entrechoquent, superposées à des déplacements et des actions incessantes. L’excès d’informations nous fait perdre le lien avec les comédiennes, pourtant engagées totalement sur le plateau. On se prend à espérer des silences, des gestes symboliques. Malgré tout, ce projet expérimental courageux créé en 2020, révèle des qualités indéniables. Il sera d’ailleurs repris en septembre 2020 au théâtre de la Reine-Blanche.
La mise en scène restitue l’humanité de ces femmes par des témoignages sur leur contexte social. Les hystériques de Charcot étaient pour l’essentiel des femmes issues des milieux populaires. La mère de Jeanne Avril, l’insoumise, était une prostituée surnommée « la grande horizontale ». La plupart retombaient sur le trottoir après leurs sorties de l’hôpital. Comble de l’aliénation, les femmes reproduisaient le discours que les médecins avaient sur elles, ainsi cette jeune blanchisseuse : « J’ai hérité de ma mère une disposition morbide et de mon père un tempérament radicalement opposé, d’où ma personnalité contradictoire », ou encore : « Je suis hystérique par hérédité… moi je suis hystérique par onanisme ».
Les plus belles images viennent de la place centrale accordée à la danse grâce à Nawel Oulad. Celle ci, outre une formation de danseuse, a suivi des études en sociologie et arts plastiques. Elle s’est également spécialisée en danse thérapie. Elle transcrit par sa chorégraphie ce que font les mots sur les corps, tétanisés ou agités de terribles soubresauts. Pour élaborer ses chorégraphies, la danseuse s’est inspirée des photos de la Salpêtrière et de l’iconographie d’aujourd’hui. Le tableau final la montre dans une extraordinaire danse dans le noir ; son corps, tel un hologramme, n’existe plus, seuls les sous-vêtements d’un blanc métallisé luisent dans la nuit à laquelle est réduit le corps féminin. A l’heure des réseaux sociaux, le fétichisme a de beaux jours devant lui.
Sylvie Boursier
Photo © Jane Kleis
Les folles de la Salpêtrière et leurs sœurs, mise en scène de Sarah Pepe, du 21 février au 9 mars au théâtre Le Local à Paris. Reprise en 2021 au théâtre de la Reine-Blanche.