L’espèce humaine
Au Théâtre de l’Opprimé

Dans L’Espèce humaine, Robert Anthelme relate sa déportation entre juin 1944 et avril 1945 à Buchenwald, Gandersheim et Dachau. Au Théâtre de l’Opprimé, cinq comédiens portent sa voix d’une façon juste avec la sobriété et la pudeur qui s’imposent. Le récit est choral, aucune narration n’interrompt les revenants qui s’adressent au public au présent ; les spectateurs n’ont aucun temps d’avance sur l’action que l’on découvre ici et maintenant au fil des thèmes évoqués, la distribution de la soupe, les attaques de poux, le froid, la puanteur, le cantique final des camarades.

La scène de l’Opprimé, comme un immense hangar d’usine délimité au fond par un mur de pierre, convient parfaitement à la situation, avec une table de travail, un établi à tréteaux. Les « Stücke », les pièces, comme disaient les SS, sont censés travailler et eux les surveillent, ce qui leur évite d’aller se battre sur le front russe. Tout dans ce camp évoque un théâtre macabre où les morts en sursis font semblant de s’affairer et tentent de s’économiser pour vivre un jour de plus. Ni les bourreaux ni les victimes ne sont dupes des finalités de cette mise en scène.

Les comédiens commencent livre en main autour de la table et incarnent ensuite des personnages en grappes humaines réparties dans l’espace. Ils le font avec la délicatesse et l’intensité contenue qui seules peuvent transmettre une telle parole. La vie quotidienne du camp se dessine sans aucun pathos à travers les gestes, les coups, les discussions sur la consistance de la soupe, l’obsession de la faim. En même temps, l’humanité transparait dans un merci murmuré, une main qui en touche une autre au mépris du danger, un chuchotement : « wir sind frei », nous sommes libres… « Un langage se tramait, écrit l’auteur, qui n’était plus celui de l’injure ou de l’éructation du ventre, qui n’était pas non plus les aboiements des chiens autour du baquet de rab. Celui-là creusait une distance entre l’homme et la terre boueuse et jaune, le faisait distinct, non plus enfoui en elle mais maître d’elle, maître aussi de s’arracher à la poche vide du ventre. Au cœur de la mine, dans le corps courbé, dans la tête défigurée, le monde s’ouvrait. »

Les lecteurs d’Anthelme découvriront comme une évidence le potentiel dramatique de ce récit. Les autres, à l’issue de la représentation, voudront lire ce monument capable de changer leur vie ; la littérature, qui transforme une expérience intime en langage, est ici portée à l’incandescence. Anthelme n’écrivit rien d’autre malgré l’admiration dont il était l’objet. Marguerite Duras, sa première épouse, est peut-être la personne qui en parle le mieux : « C’est l’homme que j’ai connu qui a le plus agi sur les gens qu’il a vus, qu’il a connus. De toute ma vie, c’est celui-là qui a été le plus important… et quant à moi, et quant à tous les autres aussi. Je ne sais pas comment nommer ça, une grâce peut être. Il ne parlait pas et il parlait. Il ne conseillait pas et rien ne pouvait se faire sans son avis. Il était l’intelligence même et il avait horreur du parler intelligent … ».

À travers lui, l’humain a gagné : les SS, en cherchant à détruire l’humanité des déportés, à donner des preuves de leur supériorité sur les autres hommes, ont échoué. Ils n’ont réussi qu’à montrer la commune appartenance des bourreaux et des victimes à une seule espèce. L’espèce humaine constitue une des plus belles analyses du fonctionnement totalitaire et témoigne d’une résistance toujours possible. Le testament d’Anthelme dépasse le « devoir de mémoire », il est politique, ontologique : résister est la seule manière de garder intacte notre part d’humanité, refuser d’être un « Schwein », cochon, comme disaient les nazis, car « il n’y a pas des espèces humaines, il y a une espèce humaine. (…) Le camp est simplement l’image nette de l’enfer plus ou moins voilé dans lequel vivent encore tant de peuples. ».

Allez au Théâtre de l’Opprimé voir cette création qui fera date et lisez Robert Anthelme… absolument.

Sylvie boursier

Photo© Didier Monge

L’Espèce humaine mise en scène de Claude Viala du 5 au 16 janvier 2022 à 20h 30, le dimanche à 17h au théâtre de l’Opprimé à Paris.

L’Espèce humaine de Robert Anthelme, Gallimard, réédité en 2021.