Avez-vous vu L’évènement
d’Audrey Diwan ?

Annie Ernaux vient de voir l’ensemble de son œuvre couronné par un prix Nobel, on ne peut choisir meilleur moment pour voir ce qu’une cinéaste peut faire de l’Évènement. Au début des années soixante Anne, jeune étudiante particulièrement brillante et ambitieuse issue d’un milieu modeste, se retrouve enceinte. Elle ne veut absolument pas de cet enfant à ce moment-là. À l’époque où se passe l’histoire, l’avortement est un crime qui vaut la prison aux avorteuses comme aux avortées, ce qui conduit des centaines de milliers de femmes à avorter clandestinement et parfois à y laisser leur peau. Dans un format carré et sous une forme de plus en plus serrée, si bien qu’on a parfois l’impression d’être sur une épaule d’Anne, la cinéaste construit comme un film d’angoisse le parcours de plus en plus désespéré de la jeune femme pour se débarrasser de son hôte indésirable.

Au début Anne est incluse dans un trio d’amies inséparables. Jean, étudiant en lettres lui aussi, déplore l’hécatombe d’étudiantes fauchées par le mariage. Les trois filles sortent ensemble le soir, dansent et flirtent, tout en restant dans les limites des conventions qui veulent que l’amour libre, s’il se pratique dans la jeunesse, doit se faire dans la clandestinité. L’époque n’est pas tendre pour les filles-mères, tandis que les garçons cherchent l’aventure sans trop se soucier des conséquences. Les filles veillent les unes sur les autres et se surveillent. Un retard de règles de trois semaines conduit Anne à consulter un médecin, qui lui apprend ce qu’elle redoute mais refuse de l’aider et la dissuade de chercher sa délivrance ailleurs. À partir de là elle entre dans une cascade d’échecs : non seulement elle n’arrive pas à trouver de l’aide, mais le second médecin qu’elle consulte et auquel elle demande de l’aide lui prescrit comme un abortif de l’œstradiol, au contraire utilisé pour renforcer la nidation de l’embryon. Chaque fois qu’elle se confie à quelqu’un pour demander de l’aide, c’est un échec : ses amies s’éloignent d’elle, elle est immédiatement considérée comme une fille facile même par Jean, qui voit dans son état une opportunité de coucher avec elle. Anne, qui était une jeune femme fière et sûre d’elle, commence à sombrer. Et les semaines de retard passent, sept semaines, et le cadre de la caméra se resserre sur elle, qui perd toute motivation et toute concentration en amphi, au point de courroucer et d’inquiéter son professeur de lettres au fur et à mesure que ses résultats s’effondrent (jolie interprétation de Pio Marmaï). Elle se résigne à avertir Maxime, l’étudiant en Science-Po avec lequel elle a conçu ce cauchemar, lui assurant qu’elle va se débrouiller et qu’elle ne veut pas le garder. Son teint devient blême, son regard traqué. Elle tente de se débrouiller seule avec une aiguille à tricoter et un miroir, mais c’est un nouvel échec, elle n’arrive qu’à se blesser.

Anamaria Vartolomei joue remarquablement la dégradation progressive d’Anne, de sa paisible assurance à un état de panique grandissant qui finit par lui ôter toute concentration, l’enfermant dans une spirale obsessionnelle. À neuf semaines de retard, elle rejoint Maxime chez lui. Sans surprise, il est en dessous de tout quand elle lui révèle que le problème est toujours là, et elle repart de chez lui en stop, de nuit. Enfin c’est de son ami Jean que lui viendra le salut. Il lui fait rencontrer une jeune femme qui a connu les mêmes affres et lui donne l’adresse d’une faiseuse d’anges, mais c’est encore un parcours d’obstacles et de douleur : l’avortement échoue, et Anne, bravant le risque à la fois de la mort si les complications sont graves et de la prison si le médecin note sur son dossier avortement et non fausse couche, se fait poser une deuxième sonde. Cette fois c’est une boucherie qui en emportant le fœtus manque la tuer elle aussi. Transportée à l’hôpital semi-inconsciente, elle entend pourtant le médecin dire « fausse couche » quand une infirmière lui demande quoi mettre sur son dossier. Le film se referme sur Anne entrant dans la salle d’examen avec les autres étudiants.

Ses parents, Anne les tient à distance et du reste cette fameuse distance qui s’élargira entre elle et eux commence à se dessiner. Ses parents lui font une confiance absolue et ne lui posent pas de questions. Sa mère est fière d’elle, mais ne veut pas que sa fille oublie qu’elle aussi mérite le respect. Elle est jouée avec beaucoup de simplicité et de justesse par Sandrine Bonnaire. Le film, à sa façon de filmer au plus près du corps et des faits, de prendre un cadre serré, d’être sobrement descriptif, reste très proche de l’univers d’Ernaux. Mais le crescendo de l’angoisse est un classique cinématographique très réussi. La focale crue sur le corps et le visage d’Anne même aux moments les plus scabreux, ceux des tentatives successives d’avortement, l’attention portée à sa douleur, à son désespoir, font qu’on pourrait qualifier ce film de violemment intimiste. Car si ces images sont pénibles à regarder, l’attachement qu’on éprouve pour cette jeune femme secrète et enragée de liberté fait qu’elles ne sont jamais choquantes. À travers les tribulations d’Anne, c’est bien la condition féminine de l’époque qui est traitée, en rappel : nous venons de loin.

Lonnie

L’évènement d’Audrey Diwan, 2021