Darius
de Jean Benoît Patricot
à l’Essaïon

Fermez les yeux, imaginez une place, des ombres, une maison aimée, respirez, tout est là couleurs, tessiture des voix, vapeur musquée, boisé de l’air captif après la pluie, sucré des étés… le temps retrouvé si magnifiquement décrit par Proust dans du côté de chez Swann « quand d’un passé ancien rien ne subsiste […] l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir. »

C’est l’expérience d’une mère dont le fils unique, atteint d’une maladie dégénérative, n’a plus que l’odorat pour communiquer ; prisonnier d’un corps qui ne lui appartient plus dans un centre spécialisé en surdité-cécité, Darius est cet enfant adoré, pour lequel sa mère va tout tenter afin qu’il puisse rêver, retrouver les jours heureux avant de disparaître. Cette histoire incroyable, mais que ne ferait pas une mère pour la chair de sa chair, entraîne Claire à demander l’aide de Paul, un grand parfumeur ; votre mission lui dit- elle, si vous l’acceptez, sera de composer un parfum associé à chaque évènement heureux vécu avec Darius. Pendant une heure 30 le public va vivre une odyssée aux confins du deuil et de la vie retrouvée. La mémoire olfactive relie en l’occurrence les espaces temps en même temps que les êtres.

Le très beau texte édité chez Riveneuve et Archimbaud est soutenu par des passeurs émérites, Catherine Aymerie et François Cognard. La comédienne, de sa voix chaude et sensuelle, s’enroule autour de chaque mot, le cajole, mots doux si souvent murmurés à son petit qui disent la douleur, la pudeur, la colère et l’humour d’une femme intelligente ultra-sensible. Nul esthétisme dans cette mise en scène, aucun artifice superfétatoire, deux comédiens et un texte, c’est tout. On ne verra jamais Darius mais on attend, redoute, espère ses réactions que Claire partage avec nous en même temps qu’elle écrit à Paul l’effet produit par chacune de ses créations, jusqu’à un ultime parfum Kiana d’Amsterdam que nous laissons les spectateurs découvrir. À ce moment-là la salle du théâtre Essaïon est suspendue aux lèvres de Claire, à sa force hors du commun et à la grâce de la comédienne. Claire et Paul ne se rencontreront physiquement jamais, ne vivront pas ensemble mais partageront des moments uniques d’attraction virtuelle par lettres interposées, d’humanité et de retour in fine à la joie de vivre sans Darius et probablement grâce à lui. Cet état intérieur peut résulter d’une expérience mystique, de la création artistique, ou d’une rencontre qui change tout. Pour ces deux-là c’est peut-être un peu tout ça.

Théâtre épistolaire à la facture classique, la langue de Jean Benoît Patricot nous touche, limpide et suave. Dans le sillage proustien, il montre comment la réminiscence sensorielle est un puissant vecteur de connaissance. Ne dit-on pas « je vois, je le sens bien » pour signifier sa compréhension.

En sortant de la salle, « respirez, c’est, dit Darius, beaucoup mieux que les photos pour se souvenir », La ville vous appartient ! « Tout le monde ne peut pas avoir un fils proustien », ajoute sa mère. Allez-y !

Sylvie Boursier

Darius de Jean-Benoît Patricot mise en scène d’André Neumann, Théâtre Essaïon, 6 Rue Pierre au Lard, 75004 Paris, jusqu’au 11 12 2022, les jeudis, vendredis, samedi à 21 heures et dimanche à 18 heures
Darius de Jean Benoît Patricot est édité chez Riveneuve et Archimbaud.

Photo © Jean François Delon