« Dans son monde tout autre, dans son absence au monde où rien ne se fait de commun, le corps errant est un entre-soi à lui tout seul. »
Sandor est en proie à des « troubles de l’âme » qualifiés par son psychiatre de mélancolie « par ricochet ». Son père sombre dans le chaos, sa fille, Constance, diagnostiquée schizophrène, est l’un de ces corps errant qui parsèment la ville, et lui arpente les rues de Lyon. Cela fait partie des prescriptions : faire le vide, nager, et marcher le plus possible. Vacant, lui aussi en errance, il est à même de voir et de reconnaître les « corps errants », ces fous que l’ont voit paisibles ou gesticulant sur les trottoirs, ceux qui prennent les passants à partie, ces « âmes fêlées » devant lesquelles la majorité d’entre nous baisse le regard et presse le pas. Sandor, lui, s’arrête. Il écoute qui s’adressent à lui.
« Je n’ai pas la prétention de soulager les corps errants. C’est plutôt moi que je tente de calmer. Ma conduite magique pratique le détour infini. Je côtoie des folies étrangères pour tenter d’approcher l’énigme Constance. (…) Souvent ils vont à l’essentiel: la vie, la mort, l’amour, la haine, la peur du monde, la relation à l’autre, le désir de reconnaissance. Ils expriment admirablement nos névroses banales, notre fatigue de nous-mêmes, notre fureur chronique à fleur de peau, nos entraves matérielles, l’encombrement des choses, le malaise de nos corps, la tristesse quotidienne que produit en nous le sentiment de la fugacité, toutes les entraves qui contrarient la fraîcheur de vivre. »
Sandor a cinquante ans. Ancien de Sciences Po, il travaillait dans une grande société où il n’assistait plus aux réunions qu’avec des lunettes noires pour tenter de pallier son « problème de lucidité », mettant un filtre entre lui et « les masques, les simagrées (…) Les petits hommes qui se prennent pour quelqu’un. Les surimportants qui pontifient ». En congé maladie, il sait déjà qu’il ne retournera sans doute jamais au bureau.
Au fur et à mesure de ses rencontres, il collecte la parole de ceux qu’on n’écoute pas parce que le fou, a-t-il lu, « est d’abord celui qui est sans interlocuteur ». Sandor constitue un « herbier psychotique », avec une empathie sans faille. « Quelquefois, par solidarité, j’ai envie de hurler avec eux, de harponner les autres, tous les autres si indifférents, si pressés, si blindés de normalité. »
Le livre est doux-amer, drôle souvent, intelligent. Il nous donne à voir le parcours d’un homme qui, petit à petit, va se réconcilier avec lui-même, son histoire et ses obsessions, et réussir à changer de vie.
« On ne trouve pas de déraison dans la beauté du monde. »
Kits Hilaire
Mes fous de Jean-Pierre Martin, Éditions de l’Olivier, 2020
Photo © Adèle O’Longh